Dossier Dossier Data-IA
Les plateformes qui proposent aux marques d'écouter ce qu'il se dit d'elles sur les réseaux sociaux vivent un moment critique de leur développement. En jeu, leur capacité à basculer dans l’accompagnement stratégique des entreprises.

Le temps que vous lisiez cet article, des millions de posts auront été publiés sur Instagram, Facebook, Snapchat et Twitter. Une normalité du quotidien numérique, mais un véritable casse-tête pour les entreprises : à leur grand dam, elles ne sont plus seules à créer des contenus qui parlent d’elles. Remède à cette conséquence du nouveau pouvoir du consommateur, le social listening, qui permet de capter et d’analyser toute cette data. Il y a dix ans, ces solutions ont connu un grand succès pour contrôler l’e-réputation. Elles ont ensuite été utilisées sur les sujets de veille concurrentielle ou de détection de tendances, mais aussi pour l’identification et le suivi des communautés d’influenceurs. Plus récemment, ces outils ont investi le territoire de la gestion de crise. «S’ils ne peuvent pas anticiper une situation, ils vont aider à en comprendre ses mécanismes de propagation pour la traîter», explique Sébastien Garcin, fondateur de la start-up YZR et ancien chief marketing officer de L'Oréal France. Même influence positive pour la relation client, l’outil automatisant l’identification des critiques ou besoins pour activer les SAV concernés. Mais le champ d’application le plus prisé reste encore celui de la mesure des campagnes, voire des actions de sponsoring, où les nouveaux outils d’évaluation visuelle révolutionnent le comptage des signes distinctifs de marque.

Social listening : la France, en retard face aux entités anglosaxonnes 

Pour Bertrand Saint-Martin, vice-président de la plateforme Brandwatch, ici s’arrête la maîtrise du potentiel de cette discipline: «le social listening est largement utilisé, mais pas au maximum de ses capacités dans les entreprises européennes, en retard face aux entités anglosaxonnes.» Même son de cloche chez Guillaume Decugis, président de la plateforme d’analyse Linkfluence: «L’enjeu est désormais de passer du tactique à l’intelligence, avec des cas d’usages plus complexes tels que la création de produits ou de territoires de marque, la compréhension des attentes des communautés, la reformulation des audiences, le décryptage des signaux faibles, autant de sujets stratégiques pour le pilotage d'une entreprise.»

Premier domaine dans lequel la place du social listening a été reconsidérée, celui des études. Signe marquant, Ipsos s'est offert en mai 2018 les services de la société de logiciels Synthesio. Pour Mathilde Guinaudeau, directrice innovation de l’institut, il s’agissait bien d’être prêts: «dans l’intérêt de la qualité des insights, il est temps de faire fusionner ces deux mondes. Nous offrir un accès permanent à la donnée sociale pour l’intégrer au reste de nos savoir-faire nous permet de proposer une écoute très globale du consommateur.» Pour Baptiste Kotras, docteur en sociologie de l'université Paris-Est, la complémentarité fait bien sens: «la spontanéité du social peut enrichir l’aspect dirigé des questions d’études alors qu’inversement, le sondage restera toujours plus équilibré en termes de représentativité et de connaissance de la cible.»

Mais à l’exception de ce mariage heureux, la branche est à la peine. Il faut dire que si les entreprises peuvent manquer de vision, elles n’en reprochent pas moins aux offres de manquer de profondeur, notamment sur la capacité de l’intelligence artificielle (IA) à comprendre le langage naturel. Sébastien Garcin, par exemple, a parfois regretté le manque de précision sémantique: «on peut rencontrer des problèmes sur des marques à l’intitulé trop générique, qui ne peuvent pas être isolées. Les outils marchent aussi mieux en anglais, l’IA étant davantage nourrie en data avec cette langue. En Europe, les frontières culturelles et linguistiques freinent la mise à disposition du seuil critique de données nécessaires.»

Manque d'humour des algorithmes

Pour Clément Brygier, cofondateur de Digital Insighters, cabinet de conseil en social media intelligence, le manque incontestable d’humour des algorithmes n’arrange rien: «les outils ne sont pas encore capables d’analyser l’ironie ou le second degré, ainsi que les nuances culturelles d’une langue à l’autre. De fait, on a encore du mal à travailler sur le registre des émotions, même si les solutions sont en plein développement.» Derniers talons d’Achille relevés par Pascal Malotti, directeur conseil et marketing de Valtech France, «le manque d’identification sur les deux canaux impactants que sont la vidéo et la photo, mais aussi la problématique du RGPD, l’anonymisation limitant les possibilités d’analyse». Il faudrait en passer par tout cela pour sortir des simples logiques de comptage et réaliser les promesses d’analytique et de prédictif des plateformes.

Autre sujet, celui de la restriction récente de l’accès aux sources. «Longtemps très ouvertes par le biais des API, les vannes se sont soudainement refermées avec l’affaire Cambridge Analytica, rappelle Charles Dadi, fondateur de la start-up Factonics. Et alors que l’accès aux flux Facebook est désormais réduit aux pages publiques, qu’Instagram n’autorise la surveillance que de quelques dizaines de hashtags, les réseaux des millennials comme Tik Tok ou Snapchat n’ont, eux, jamais été ouverts.» Reste donc la blogosphère, les forums, les sites média d’actualité et bien sûr Twitter. Pour Loic Moisand, CEO de Synthesio, «nous pouvons sortir de ce moment charnière en utilisant nos technologies sur de nouvelles sources, hors réseaux sociaux.» D’autres horizons doivent être investigués pour retrouver la représentativité de la parole publique, comme les avis consommateurs ou les messageries privées, qu’investigue déjà Linkfluence pour les services client de certaines marques.

Des questions mal définies  

Quand les outils auront digéré ces diverses évolutions, alors les annonceurs pourront reprendre la main sur les capacités qui leur sont offertes. Pour Juliette Orain, directrice du pôle social media de l'agence Ici Barbès, il sera dès lors question de gouvernance et d’humain: «une bonne requête peut prendre quelques heures de préparation. Or, beaucoup d’organisations s’emballent sans consacrer assez de ressources humaines à la phase d’extraction qualitative ni à son exploitation.» «Les clients manquent parfois d’objectifs précis et cherchent des réponses à des questions mal définies», renchérit Charles Dadi. Pour Bertrand Saint-Martin, l’accessibilité de l’outil reste également perfectible: «il faut impérativement mettre cet investissement à disposition du plus grand nombre mais aussi travailler la lisibilité des recherches pour les rendre facilement consommables.»

Aujourd'hui, le social listening se trouve à la croisée des chemins. Tout est possible, mais tout reste à faire. Signe fort de cette mue, la consolidation récente d’un marché qui n’avait encore jamais bougé. En quelques mois, la solution danoise Falcon.io a été rachetée par Cision, Brandwatch a fusionné avec Crimson Hexagon et Synthesio a rejoint Ipsos. Un bon signe qui démontre que la volonté, la taille critique et les investissements IT sont bien là pour aider les intervenants à réaliser leurs grandes ambitions.

Dans la social room d’Axa

En ce 30 janvier, dans les étages du siège social de l’assureur le plus cité sur les réseaux sociaux, les écrans de la social room marchent à bloc. Tempête Gabriel oblige, l’écoute sociale, initiée depuis trois ans par la direction de la communication d'Axa France, servira probablement encore aujourd’hui. « Notre service SAV gèrent 1 500 demandes par mois sur les réseaux sociaux. La dimension temps réel nous aide à identifier les victimes assurées par Axa lors d’un sinistre majeur », raconte Marie-Christine Fontaine, responsable du risque de réputation et de l’influence d’Axa France. Au-delà de l’amélioration de la relation client et de l’e-réputation, la plateforme aide également à l’identification de la communauté d’influencers ou à la réalisation de veilles sur mesure pour les différents départements de l’entreprise. Plus étonnant, la social room sert de baromètre de communication interne, puisque 30 % des mentions proviennent de collaborateurs devenant ainsi ambassadeurs mais aussi veilleurs sur la Toile.

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