L'événement
Déjà détaillée il y a trente ans par Michel Maffesoli, la notion de communauté resurgit lors des Rencontres de l'Udecam. L'occasion de voir ce qui a changé ou non depuis la sortie du «Temps des tribus», le livre qui a révolutionné l'approche marketing.

Vivre ensemble, c’est compliqué. Pas impossible, mais compliqué. D’autant plus sur une planète qui comptera bientôt plus de 8 milliards d’individus, concentrés dans des villes surpeuplées, connectés par des outils numériques qui donnent au monde une étrange sensation d’infini. En réaction, on pourrait penser que les humains se replient sur eux-mêmes, dans la nécessité de se recentrer et de se redéfinir individuellement, pour compenser une perpétuelle confrontation à la différence. Mais c’est au contraire par association avec les autres, en se réunissant autour de choses communes qu'ils recréent de nouveaux repères. Au-delà d’un individualisme exacerbé, c’est bien le nécessaire besoin de communauté qu’on observe partout. Exit le « citoyen du monde », le monde est devenu trop grand. 

Le besoin de se recentrer sur une communauté

Et c’est bien parce que cet enjeu devient prépondérant pour les marques, que l’Union des entreprises de conseil et d’achat média (Udecam) a choisi de le mettre au centre de ses Rencontres, le 6 septembre. «Aujourd’hui, si les gens vivent dans un monde de plus en plus ouvert, d’un point de vue économique, vis-à-vis des frontières ou des distances, on observe le besoin de se recentrer sur une communauté dont ils maîtrisent les contours, explique Raphaël de Andreis, le président de l’Udecam. Le Brexit, ou encore la Catalogne, sont des réactions crispées à cette ouverture, mais on peut aussi noter la montée des économies locales, où encore la tendance qui fait que des personnes situées à Tours, Tokyo et Boston vont pouvoir se retrouver pour partager leur passion du jeu vidéo par exemple.» Selon un sondage de la régie nationale de la PQR, 366, 76% des Français affirment appartenir à une communauté. Une tendance qui se retrouve évidemment dans le monde des médias, avec 57,8% des Français qui utilisent un média pour faire partie d’une communauté, selon des chiffres de Kantar.

«Je peux être skateur et aimer le classique»

«Il faut arrêter de parler de catégorie socio-professionnelle, estime Christophe Manceau, directeur des prospectives chez Kantar. Ça ne veut plus rien dire. Il y a des communautés plus ou moins grandes, des tribus de quelque 15 à 20000 personnes réunies autour d’un centre d’intérêt, avec la liberté d'appartenir à d'autres communautés. Je peux être skateur et aimer le classique, être un élément de deux tribus qui n’ont en apparence rien à voir, sans que cela ne soit contradictoire.» Face à ces multiples identités, de nouveaux langages apparaissent, de nouveaux codes aussi, que les marques doivent appréhender, pour mieux parler aux consommateurs. La question se transforme d’un coup en un enjeu business, puisqu’il devient impératif de comprendre les signes de chaque tribu, de se les approprier, voire d’arriver -saint graal de la réussite marketing- à créer une communauté autour de sa marque. 

Michel Maffesoli, grand gourou des tribus 

Mais tout ceci est-il vraiment nouveau? Le concept de tribu ou de communauté n’est pas né de la dernière mise à jour Facebook. Et ce n’est pas un hasard si c’est Stéphane Hugon, sociologue, fondateur de l’agence Eranos et ancien élève du sociologue Michel Maffesoli, qui ouvrira ces 12e rencontres de l’Udecam. Stéphane Hugon a eu comme directeur de thèse le grand gourou français des «tribus», théorisée à la fin des années 80 dans son ouvrage Le temps des tribus«Son livre a d’abord été rejeté par les universitaires, car il s’opposait à l’idée de société narcissique qui était en vogue à l’époque, où tout le monde ne jurait que par le “user centrisme”, raconte-t-il. Mais son travail a tout de suite séduit les marketeux, et c’est devenu progressivement une des bases du marketing actuel». Le concept a constitué un nouveau paradigme au sein des agences et des départements marketing: ne plus voir le consommateur comme un agent individuel rationnel, mais comme une personne, dès le départ, empêtrée dans une relation. Le considérer comme un être humain affecté et tiraillé, baignant dans le partage et l’influence. 

«Ce qu’a compris Maffesoli à l’époque, c’est qu’il fallait arrêter le marketing centré sur l’individu, dans une simple relation sujet-objet», résume Stéphane Hugon. Pour lui, ce qui fédère les personnes, c’est un imaginaire commun. «Un totem n’a valeur de totem au sein d’une tribu, que s’il est considéré comme tel par un groupe d’individu. Et c’est cette relation partagée, cette expérience commune autour du totem qui va justement lui donner sa dimension symbolique, mais aussi constituer une part de l’identité de la tribu.»

Personnalisation vs collaboration

De ce constat découle toute la définition de la communauté: un groupe d’individus rassemblés autour de valeurs communes, partageant un imaginaire, une mémoire, desquels vont découler des signifiants, des codes, un langage, voire des rites. Tout ceci jettera les bases d’une expérience, élément central de la tribu. «Une communauté n’est pas une liste de personnes regroupant des caractéristiques (comme la catégorie socio-professionnelle) mais un événement par lequel des personnes inaccomplies viennent s’achever», théorise Stéphane Hugon. Un concept au cœur de la création de la marque /Nyden (lire encadré ci-dessous). C’est pourquoi la personnalisation des produits est un échec. «Les marques qui s’y sont essayé n’ont jamais vraiment percé. Car posséder le sac unique d’une grande marque perd de son intérêt. Mais posséder un modèle ou une couleur communément partagés avec un groupe restreint recrée une appartenance, une identité. Il faut donc préférer les collaborations, avec des créateurs, ou la co-création» La personnalisation, elle, ne fonctionnera que dans les détails, avec les initiales du client brodées, par exemple… On peut aussi rattacher à cette définition le retour en force de l’expérience client en magasin. Qui, outre la réaction à la digitalisation pour permettre de matérialiser la marque, ouvre la voie à la création d’un rituel, voire d’établir une «initiation» au sein du groupe, dans une dimension plus ésotérique. C’est ce qui prêche également en faveur du renouveau de l’événementiel, moyen de créer une rencontre et de constituer une mémoire commune. 

Toutes les bases sociologique d'ajourd'hui ont été théorisées il y a trente ans. « Mais ce sont des phénomènes très longs. La réalité comportementale et sociologique est très lente. Le numérique a accéléré la tendance, en multipliant les possibilités de partage, en réduisant les distances. Et l'on s'aperçoit qu'il y a une conscientisation du phénomène, et qu’il se traduit de plus en plus dans la réalité. »

Sans doute par un retour du pragmatisme. «La notion de communauté s’exerce désormais davantage dans le passage à l’acte, complète dans ce sens Emma Fric, directrice de la recherche et prospectives pour le Cabinet Peclers. Il faut agir pour appartenir. L’expérience vécue ne peut se contenter d’être passive, elle doit désormais dessiner les contours d’un dessein commun et matérialiser son propre engagement. » Autrement dit, en 2018, on ne demande plus à une personne si elle est «écolo», mais si elle «trie ses déchets». C’est à l’aune de cet acte, d'un engagement concret, que se décrètera son appartenance à une communauté. Chez Gucci, les magasins n’ont plus de «vendeurs», mais des «connecteurs» à la marque. Un nouveau terme pour insister sur la notion de mise en relation entre deux «agents agissants» que sont le client et la marque, et non plus dans une relation à sens unique, entre une offre et une demande.

«Les marques doivent participer à la reconstruction du monde»

«L’acte est pour moi fondateur, insiste Emma Fric. C’est lui qui engendre une émulation collective, et répond à la recherche de lien. Perdus sur les ruines des grands schémas, des grands mythes, on a bien conscience que les modèles s’épuisent, qu’ils ne sont plus viables, et qu’il faut participer à la reconstruction du monde. Les marques, elles, doivent prendre part à ce mouvement.» Le cabinet, dans la prochaine édition de son carnet de tendances Futur(s), y décortique la notion anglaise de «purpose» pour les marques. «Un terme qui n’a pas son équivalent en français, car il traduit de nombreuses notions, détaille-t-elle. Le purpose d’une marque, c’est autant le “sens” que “l’objectif”, “l’usage”, ou encore “l’utilité”. C’est le sens “à dessein” d’une marque. Ce “purpose” de la marque façonne la communauté, et pérennise l’expérience collective.» Et qui mieux que les médias pour porter l’étendard de ce nouveau concept? 

Le succès (et l’insuccès) des médias actuels consistent en leur capacité à fédérer une communauté, et à redonner à leur métier un sens quotidien. Le tour de force d’un Médiapart réside dans la construction de sa «tribu». D’avoir permis à chacun de «contribuer», et participer sous quelques formes que ce soit, à la construction du (nouveau) monde. «Il ne peut plus y avoir de médias sans point de vue ou d’exclusivité événementielle», insiste Raphael De Andreis. RTL, Nova, RMC, France Inter, autant de radios qui réussissent à devenir des marqueurs d’identité. La seule notoriété ne suffit plus. «D’où l’importance du choix des animateurs, même à la télé, qui outre leur notoriété, embarque avec eux leur communauté existante.» Il en est de même pour les marques. «Selon une étude d’Havas Média, 75% d’entre elles peuvent disparaitre dans l’indifférence générale, continue le président de l’Udecam. Le vrai problème à l’heure actuelle, c’est l’indifférence. Et la situation est d’autant plus urgente que nous sommes à la veille de la révolution du vocal! Vous n’aurez plus de choix en face de vous, comme sur un écran. Avec la voix, tout le sujet consiste à faire commander aux consommateurs une marque de pile, plutôt que “des piles”.» Et c’est en devenant Totem au milieu de leur tribu que les marques réussiront à passer ce cap. Les régies travaillent dans ce sens, en créant des dispositifs plus complexes, détaillants les codes de leur communauté, afin d’aider les marques à créer des campagnes adaptées. 

Les limites ? En resserrant les liens avec leurs cibles, pour nouer et définir une communauté, les marques flirtent davantage avec le danger. «Quand il y a davantage d’affects, ou une relation plus étroite, avec des consommateurs engagés, il y a plus de risques d’incompréhension», note Raphaël de Andreis. D’autre part, en ne cherchant plus à toucher le maximum de consommateurs, mais en se resserrant sur des communautés restreintes, les marques ne risquent-elles pas de devenir clivantes ou trop radicales? Ne plus toucher au plus large est-il compatible avec la recherche de croissance ? 

«Oui, selon Thierry Manceau, car un client engagé rapporte en moyenne deux fois plus de chiffre d’affaires qu’un autre! En outre, il reste possible pour la marque ou les médias, de créer des verticales, voire de mêler des communautés, de collaborer avec d’autres marques, dont les communautés se rejoignent, comme le partenariat entre les marques de modes Supreme et Comme des Garçons.» Autant dire que plancher sur ces questions a de quoi occuper un bon moment... Et les agences médias comptent bien participer à la réflexion.

 

Nyden a tout compris à la tribu

Dans sa nouvelle marque, Nyden, le groupe suédois H&M s’est emparé de la notion de « communautés ». Son fondateur, Oscar Olsson, estime que le pouvoir n’appartient plus aux grands créateurs, mais aux tribus, partageant les mêmes goûts et les mêmes influences, et surtout aspirant aux mêmes attentes. Nyden découpe son offre en six tribus, propose des collaborations avec des « chefs de clans », des individus à la forte personnalité : tatoueurs, actrices, chanteuses… Bye bye les saisons, le rapport aux temps est anarchiste : chaque collection n’est disponible que pour une durée limitée. La marque ne compte aucun magasin, juste des pop-up stores temporaires, savamment mis en scène, afin de créer une expérience unique, proche du rite initiatique.

 

Une communauté, kézako?

 

Pour bien saisir ce qu’une « communauté » a de plus qu’un groupe de personnes, il faut avoir une vue plus large de son état d’esprit. Et prendre en compte le groupe dans sa dimension « spirituelle » ou psychologique. Ainsi cet ensemble d’individus partage des valeurs, des envies, une mémoire, et donc un imaginaire. Y sont ancrés des mythes (conscients ou inconscients), et des désirs communs. Ces désirs vont être le moteur d’actions individuelles ou collectives, et créateurs d’expériences, elles aussi partagées. Toutes ces notions se nourrissent entre elles et participent à créer du lien au sein de la communauté.

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