Audiovisuel
Pourquoi un talent d'internet vaudrait moins que son équivalent à la télévision? Pourquoi des audiences qui se comptent par millions ne génèrent-elles pas autant de revenus qu'en TV? Enquête.

Commencer un article avec des chiffres à 6 zéros, oui, je sais, c'est arrogant! Désolé, Studio Bagel, la petite entreprise que j’ai créée avec mes camarades il y a quatre ans, rassemble quelque 20 000 000 d’abonnés et dépassera bientôt les 2 000 000 000 de vues, uniquement sur You Tube. Mais cette audience n’assure malheureusement pas autant de revenus qu’en télévision. Pourtant, ces vues sont réelles. Et la notoriété de Monsieur Poulpe, de Jérôme Niel, d'Alison Wheeler ou encore de Natoo est tangible.

Je suis à la croisée des deux mondes, ceux de la télévision et de l’internet. Pour moi, ce déséquilibre a un parfum d’injustice. J’ai voulu comprendre les raisons de ce phénomène et, peut être aussi avec innocence, tenter de trouver des solutions afin de faire avancer les choses.

Ma quête débute par le nerf de la guerre: l’argent. Dans notre monde, il vient de la publicité. Réflexe corporate («I love Vincent»), j’appelle la régie du groupe. Francine Mayer dirige Canal+ Régie et Canal Brand Factory. Elle va certainement m’éclairer un peu. Elle me surprend d’emblée: «Le digital est plus cher que la télévision. En télé, le coût pour mille [CPM] est estimé à 3 euros. Pour le web, en restant sur la vidéo en pré-roll, le CPM s’élève entre 14 et 20 euros

Mais, alors, comment se fait-il que le web gagne moins d’argent que la télévision avec des audiences largement supérieures? Réponse de Francine Mayer: «Si, en télévision, les écrans publicitaires peuvent supporter jusqu’à six minutes de spots, ce n’est pas le cas avec les pré-rolls sur le web. Il y a également, sur internet, une pollution publicitaire inexistante en TV. Cela a généré l'ad-blocking, situation dramatique pour les éditeurs de contenus du digital.» C’est effectivement une explication à ce déséquilibre économique.

La présidente de Canal+ Régie me donne aussi une autre raison à cette décote de valeur: «Les annonceurs sont plus exigeants à propos du web.» Puis elle me stupéfie car elle est persuadée que «pour certains acteurs du digital, la fête semble finie, notamment ceux qui s’auto-mesurent avec leur propre outil, je pense particulièrement à Facebook et You Tube». Je comprends alors que malgré leur envie de communiquer dans le digital, les annonceurs font attention: ils veulent une mesure correcte validée par un tiers de confiance.

Une question de contextes

Soit. Je reste quand même sur ma faim, car il me semble que la frontière entre le digital et la télévision reste un brin absurde. En effet, de plus en plus, un contenu est enclin à être consommé sur différents supports. C’est le cas des séries de Netflix, de HBO ou de Canal+. Du coup, peut-être que la valeur du programme serait plus liée à ses environnements de consommation et de diffusion?

Mon enquête prend alors une tournure plus scientifique. Je me tourne vers Dorothée Rieu, docteur en neurosciences. Elle a réalisé de multiples enquêtes sur la question de la réception des messages publicitaires selon les contextes de diffusion, du cinéma au smartphone en passant par la TV et l’ordinateur. «La télévision est bonne pour l’image, mais pas forcément pour l’acte d’achat, m'affirme-t-elle. Le couplage TV-digital est une bonne solution.» Ah? «Mais, attention, il ne suffit pas de reprendre simplement le spot TV pour le diffuser sur internet. En effet, un message identique vu dans deux contextes différents sera mieux mémorisé que s’il était répété deux fois dans le même contexte. La mémoire fonctionne comme cela», me prévient-elle. Cette réflexion me fait l'effet d'une bombe alors que, de prime abord, on peut simplement y voir l'expression du bon sens.

J'interroge alors Dorothée Rieu sur l'angle précis de mon enquête: un talent venant du web prendra donc plus de valeur s’il est présent dans d’autres médias en simultané? «Oui, il y a une histoire de contexte. Si c’est dans des contextes différents, cela prendra mieux. Cela jouera encore plus pour les marques de programme.» Je remercie vivement l'experte.

«Bankable»?

Jusqu’alors, mon enquête s'est concentrée sur la valeur marchande du talent ou du programme vis-à-vis des annonceurs. En fait, j'avais ignoré un aspect important: le talent et le contenu ont aussi une valeur plus abstraite dans ce que l'on a coutume d'appeler le «star système». Je me demande si la notion de «bankable» peut s'appliquer aux talents du web? C’est auprès de l’un des plus importants agents de personnalité que je suis allé chercher la réponse. Fondateur et président de l'agence VMA (Voyez mon agent), Bertrand de Labbey s'occupe, entre autres, d'Alain Chabat, Jamel Debbouze et Gérard Depardieu. Il me reçoit dans ses locaux duVIIe arrondissement parisien, au pied de la Tour Eiffel, accompagné par l'agent artistique Daphné Thavaud, une de ses nouvelles recrues, fondatrice de Vacarme, intégrée il y a deux ans à VMA et, à la ville, sœur du célèbre youtuber Norman. Un signe? «Daphné vient d’un autre monde que je ressens et perçois, mais que je n’arrive pas à analyser, confie-t-il. Quand elle me présente ses talents, je vois des personnalités rafraîchissantes. C’est grâce à ces gens-là que le printemps va revenir. Je vois des personnes libres. Le salut du cinéma peut venir d’eux car ils savent raconter des histoires

Je n'en attendais pas tant. Je lui avoue d'ailleurs ma grande surprise. Bertrand de Labbey renchérit: «Il faudrait un meilleur maillage entre ces générations, car il ne faut surtout pas les opposer, il existe une vraie complémentarité entre eux.» Il m’assure que chez VMA, on tente de le faire. Et me cite l'exemple d'Alain Chabat: «Il est très ouvert à cela. La jeunesse se retrouve bien avec lui. J’ai aussi l’exemple d’une rencontre réussie entre Richard Berry et Baptiste Lorber [pour le film Tel père tel fils]. Richard a même joué en retour dans une websérie sur la chaîne You Tube de Baptiste, Trader cameraman.» C'est en quelque sorte un happy end pour mon enquête.

La régénération des médias

Forme d'expression privilégiée de toute une génération, le web est un point de départ pour bon nombre de talents qui n'ont pas accès aux directeurs des programmes des chaînes de télévision ou aux agents et producteurs de cinéma. Le terrain de jeu qu'offre internet nourri de plus en plus la télévision. Mais, grâce à mes rencontres, je me rends compte aussi que ces médias protègent leur création de valeur. Pourtant, ces professionnels sont d’accord pour affirmer que c’est du web que viennent les nouvelles forces vives sensées régénérer les médias. Opposer ces mondes, ce serait périr tous ensemble. S'allier, en revanche, c'est construire un avenir luxuriant pour la culture. 

A propos de Lorenzo Benedetti

 

Le directeur des créations originales digitales de Canal+ a débuté chez Universal Music avant de passer ensuite par France 5, Air Productions (Nagui) et Telfrance. En janvier 2012, il crée The Social Company, entité spécialisée dans les contenus digitaux, puis, dix mois après, Studio Bagel, dans lequel Canal+ prendra une participation majoritaire début 2014 et dont Lorenzo benedetti est toujours directeur général.  

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