[Cet article est issu du n°1953 de Stratégies, daté du 7 juin 2018]
Nous nous sommes tant aimés... Pourtant, tel un sournois poison, les premiers signes d’agacement commencent à montrer leur tête. Comme une blague trop répétée provoque la grimace plus que le sourire, comme une anecdote trop entendue donne envie de se jeter par la fenêtre. «Avec internet, c’est comme dans le couple, résume Loïc Mercier, directeur des stratégies de BBDO Paris. Une petite routine commence à s’installer.»
Vis-à-vis des plus jeunes internautes, on n’en est plus à un simple début de lassitude. Dans les témoignages des adolescents, ça suinte l’indifférence, ça pue l’ennui. «On voit le même rouge à lèvres, les mêmes formes de sourcils, les mêmes mèmes 14 fois de suite», boude Sarah, New-Yorkaise de 14 ans. À 15 ans, la Britannique Violet paraît aussi blasée que la plus madrée des aventurières: «Quelquefois, j’ai l’impression d’avoir fait le tour ce que qu’il y a à voir sur internet. Je tourne en rond sur les sites et sur les applications. Parfois, j’ai l’impression d’être arrivée au bout d’internet, je regarde des vidéos en boucle sur YouTube jusqu’à ce que je m’embête tellement que je commence à cliquer au hasard sur mon téléphone.» Bichette!
Litanie de plaintes
Intitulé Generation Z is already bored by the internet, l’article, paru en mars sur le site américain The Daily Beast – dirigé par Tina Brown, ancienne rédactrice en chef de Vanity Fair et du New Yorker – n’est qu’une languissante litanie de plaintes : internet serait devenue une contrée «boring», sur laquelle on erre sans but, tel un zombie. Le 20 mai dernier, Adweek y allait à son tour de sa diatribe, titrée Why does the internet suck? [Pourquoi internet craint]. Carrément.
«Le phénomène de l’ennui sur internet, nous l’avons repéré et il touche tout le monde, remarque Sarah Bastien, directrice du planning stratégique de 5ème Gauche (Herezie Group). Quelques chiffres: 60% des internautes lisent moins de 200 mots sur une page, 75% des textes vont être lus en diagonale». Chez BETC, les études menées sur la vie digitale de nos contemporains ne disent pas autre chose. «Plus de 42% des 18-35 ans estiment que les médias sociaux constituent une perte de temps, c’est +3% de plus qu’il y a deux ans. Beaucoup de jeunes surfent sur internet comme on relirait de vieux magazines, par désœuvrement, sans vraiment regarder les images…» souligne Adrien Torres, planneur stratégique chez BETC.
L'habitude de la nouveauté
Comme il paraît loin le temps où ce que l’on aimait à appeler «les autoroutes de l’information» était la voie royale vers l’ébahissement permanent. «Nous avons développé une accoutumance à l’effet de nouveauté, estime Loïc Mercier. Ce qui était génial, lorsqu’internet est apparu, c’est qu’il plongeait dans un état de sidération de tous les instants. Les avancées technologiques permettaient de réinventer la vidéo, de redécouvrir le texte, avec des ergonomies de dingues… Tout était enthousiasmant. Aujourd’hui, les internautes se comportent un peu comme des cocaïnomanes. L’effet d’accoutumance est tel qu’on est toujours obligé d’aller toujours plus loin».
Les internautes, semble-t-il, n’ont plus leur dose. Ou bien c’est que le «flash», bien connu du junkie, dure de moins en moins longtemps. «L’obsolescence programmée se retrouve dans les contenus qui font le “buzz”, relève Sarah Bastien. La durée d’une vie d’un tweet est de cinq minutes. Avant, les Ice Bucket Challenge et autres Gangnam Style pouvaient faire parler pendant deux semaines… Aujourd’hui, c’est bien le diable si la date d’expiration dépasse quelques jours.»
D’autant que, pour sortir les internautes de leur torpeur, les stimuli se doivent d’être de plus en plus forts… «Il fut un temps où gagner un nouvel ami sur Facebook était source d’excitation. Il n’en est plus rien, note Adrien Torres. Les “teens”, par exemple, rêvaient il y a peu que leur artiste préféré “like” leurs publications. Aujourd’hui, ils s’attendent à discuter en direct avec leur star, comme cet ado qui, ayant réussi à interagir avec Harry Styles, monnaie les interactions avec le chanteur… Et il est impossible de savoir quelles seront, dans deux ans, les nouvelles sources d’excitation.»
Hitchcockien
En somme, on n’est pas loin du court-circuit. «Ce qui était facteur de stimulation finit toujours, sur internet, par se transformer en ennui, résume Adrien Torres. Google a d’ailleurs mis en place une équipe de designers éthiques, avec cette question: n’a-t-on pas créé trop de sur-stimulation? Car au fond, sur le web, c’est un peu comme dans les films d’Hitchcock: pour ressentir de l’excitation, il faut passer par des moments de calme.» La vie, disait Voltaire, n’est que de l’ennui ou de la crème fouettée…
A fortiori lorsque notre inclination naturelle à la paresse est encouragée par les plateformes comme Facebook, Instagram, Netflix… «L’ennui, c’est aussi la bulle algorithmique, qui tue dans l’œuf la surprise sur internet – la fameuse sérendipité [don de faire des trouvailles], relève Romain Brignier, planneur stratégique chez Marcel. C’est d’autant plus vrai que les plateformes deviennent la porte d’entrée vers l’information, alors que sur les moteurs de recherche comme Google, il ne se passe plus rien…» Comme le résume Loïc Mercier, «Internet avait deux royaumes: l’information et le divertissement. Aujourd’hui, le centre de gravité du web est l’utilitaire, le service, alors que, parallèlement, deux marchés explosent. Le jeu vidéo, avec des cartons récents comme Fortnite, prend du temps à celui passé sur le web. Les séries, elles aussi, prennent les parts de marché à internet. Il y a dix ans, on allait se demander “Tu as vu tel site?”, aujourd’hui, c’est “Tu as vu telle série?”».
Pour autant, les internautes, aussi «revenus de tout» soient-ils, sont récemment restés les bras ballants devant un clip vidéo qui a réalisé près de 100 millions de vues sur le web. Il s’agit du sibyllin «This is America», de Childish Gambino, alias Donald Glover, acteur, musicien et producteur. Sortie le 5 mai, la vidéo, truffée de symboles, évoque le racisme et la violence aux États-Unis, mais aussi «la surconsommation de contenus, la sur-connexion sur mobile le culte de l’entertainement qui crée un écran de fumée vis-à-vis des enjeux de société importants», explique Sarah Bastien. On y donne ainsi à voir des enfants en train de danser, détournant l’attention d’une scène de tuerie en arrière-plan. Dans un registre plus publicitaire, précise la planneuse, la campagne « Time is precious » de Nike moque le binge-watching de contenus ou la sottise des comportements sur les réseaux sociaux. De son côté, Vice fait péter la bulle algorithmique avec un outil LikeWhatYouHate, un outil en ligne qui, après avoir analysé les pages et les posts aimés, propose des pages, des groupes ou des publications à l’opposé des goûts exprimés. nom de l'opération: #Likewhatyouhate [Aime ce que tu détestes].
Distinction 2.0
Carton plein avec les internautes qui n’aiment rien tant que brûler ce qu’ils ont adoré. Quitte à cultiver une certaine forme de snobisme, de distinction 2.0, note Sarah Bastien. «On trouve, surtout chez les plus jeunes internautes, une aversion pour le “mainstream durable”. À partir du moment où le clip de Childish Gambino a été qualifié par certains médias de meilleur clip de l’année, on a vu chuter le nombre de mentions sur l’internet global».
Prompts à périr d’ennui, les internautes sont-ils, de leur côté, si fascinants que cela? «Ils partagent, pour leur grande majorité, des choses un peu “boring”, s’amuse Adrien Torres. L’ultra-présent est le quotidien de nombre d’entre eux, surtout les plus jeunes. Et internet est le reflet de cette représentation de l’infra-ordinaire». «Le banal, le quotidien, l’évident, le commun [...] le bruit de fond, l’habituel» - pour reprendre une énumération signée Georges Pérec - sont d’ailleurs souvent mis en scène… de manière habituelle, banale et commune. «Les millennials, plus particulièrement, ont grandi dans une certaine uniformisation esthétique des contenus, une standardisation de points de vue: tout le monde photographie de la même manière l’aile de son avion…», lâche Sarah Bastien.
Et c’est peut-être précisément là que l’ennui peut dévoiler ses vertus. «Dans une conférence TED, intitulée “Les habitudes surprenantes des penseurs originaux” le chercheur en marketing Adam Grant expliquait que se languir sur le web mène justement à dénicher des idées insolites…», souligne Romain Brignier. Adrien Torres approuve: «Le fait qu’internet soit devenu “boring” oblige les publicitaires à être encore plus audacieux. La lassitude engendre une nouvelle créativité.» L’ennui porte conseil.