Société
Alors que les faux profils humoristiques se multiplient sur LinkedIn, l'humoriste de France Inter Guillaume Meurice raille le jargon du marketing, et le programme culte de Canal+, Message à caractère informatif, fait son grand retour. Mais de la caricature à la réalité, la frontière est parfois bien ténue.

[Cet article est issu du n°1934 de Stratégies, daté du 25 janvier 2018]

 

Que tout le monde en prenne de la graine. L’anecdote donne une toute nouvelle dimension au mot «productivité». «9 heures. À ma grande surprise, l’IT me contacte pour vérifier le bon fonctionnement de mon laptop. “Il y a un souci Nath, selon mes logs, ton activité de travail est anormalement élevée.” Après un quick check de l’IT qui a pris le soin de passer au crible tous mes devices, le verdict est sans appel. “Je ne vois aucune anomalie Nath, tu as juste travaillé deux fois plus que tout le monde cette semaine”. J’étais stupéfait… non pas par le work intensity affiché (14h/jour) mais par le fait qu’à aucun moment, je ne m’en suis rendu compte.»
Voilà ce qui s’appelle avoir un bon « mindset » [état d’esprit], pour reprendre le nouvel anglicisme exaspérant en vogue – qui promet d’être l’un des mots star de 2018. L’auteur de ce post, qui a remporté un certain succès sur Linkedin ? Regard goguenard, moustache en brosse, Nathanaël Minutes toise ses abonnés. L’humour abrasif de ce profil parodique n’a pas été du goût de Linkedin : le réseau professionnel a fait fermer le compte.
Le très performant monsieur Minutes continue à sévir sur Twitter sur son compte @ninety. Joint par Stratégies, le facétieux jeune homme, qui avoue travailler « IRL » dans le digital depuis dix ans, livre son analyse – toujours sur un ton, on va dire, distancié – sur la fermeture de son compte: «Mon profil a duré à peine un mois. J'étais de plus en plus suivi, par des grands patrons du CAC 40, des conseillers politiques LREM et j'en passe... Il est évident que cette ascension fulgurante dérangeait les plus hautes instances.»

  Resserrage de boulons

Que cela serve de leçon aux petits rigolos: «Les conditions d'utilisation de LinkedIn n'autorisent pas les faux comptes, y compris à des fins de parodie», explique-t-on chez la firme de Mountain View. Chez LinkedIn, on l’aura compris: on estime que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. C’est que, depuis quelques mois, le très sérieux réseau professionnel semble se transformer en cour de récré. LinkedIn, nouveau terrain du LOL? Des trublions y réalisent en tous cas des pastiches des odes au succès longs comme le bras que l’on peut trouver sur le site. Le compte Tumblr «LinkedIn Nation» répertorie les perles, moitié American Psycho, moitié Michel Houellebecq.
«Faire de l’humour sur LinkedIn, c’est comme de courir dans une salle de classe. C’est quand on n’a pas le droit que c’est le plus tentant», résume Sébastien Genty, directeur général adjoint en charge des stratégies de DDB. «LinkedIn était le dernier réseau social de masse non investi par le LOL, alors qu’à ses débuts, les utilisateurs se lançaient dans des concours de blagues et de statuts sur Facebook, et que Twitter est devenu l’empire de la punchline», rappelle Clément Scherrer, planneur stratégique chez Buzzman – qui confesse d’ailleurs avoir créé un profil Linkedin sur son chat «pour dire que c’était un tyran». Pour autant, poursuit le planneur, «LinkedIn n’aucun intérêt à voir perdurer ces profils moqueurs. Si Facebook et Twitter se rémunèrent au trafic, Linkedin se rémunère à l’abonnement…»

  «Moteur et miroir»

Le problème, c’est que l’on a désormais du mal à y démêler le vrai du faux. Comme sur ce post, abondamment viralisé, intitulé sans rire «Le jour où mon fils de 12 ans est devenu entrepreneur», avec des formules 100% angoisse telles que «ses premiers mots étaient cash flow avant de dire maman». Tout comme le compte d’un certain Grégory Logan, entrepreneur suisse devenu culte avec ses posts dont l’énergie et la positivité évoquent celles d’une rave party sous MDMA. Les deux profils seraient tout à fait authentiques.
«Les caricatures, c’est du velours, d’autant que l’on voit tellement de discours qui sont eux-mêmes des caricatures…», souligne Sébastien Genty. Si l’effet comique est irrésistible, c’est parce qu'«on observe aujourd'hui une extension du domaine du bullshit, écrit François Peretti, planneur stratégique chez Rosapark. LinkedIn est à la fois le moteur et le miroir de cette bullshitisation généralisée.» Et le planneur d’évoquer le site parodique de l’agence canadienne Zulu Alpha Kilo, qui permet notamment de générer automatiquement son jargon personnalisé. «Pas étonnant que les publicitaires soient au cœur de ce mouvement de mise en comédie du “start-up spirit”, lâche François Peretti. Intéressant d’ailleurs de noter ce recroquevillement de la critique sur elle-même, là où pendant des années, elle émanait davantage de tout le reste de la population, exclue et victime de cette “bullshit machine”, comme par exemples dans les sketchs des Inconnus sur les publicitaires.» Sur France Inter, l’humoriste Guillaume Meurice raille aujourd’hui à l’envi les problématiques de data ou de neo-management.

Ego trips

Concomitamment, souligne Grégoire Mulot, planneur stratégique chez BETC, «ce n’est pas un hasard si l’on assite à un retour du programme culte Message à caractère informatif [sur Canal+ depuis décembre 2017]. On n’a jamais vu autant d’ego trips d’entrepreneurs auto-proclamés, d’odes au stakhanovisme. Et il n’y a, parallèlement, jamais existé autant de mots pour décrire la souffrance au travail. Burn-out, bore-out [ennui écrasant au travail], brown-out [sentiment d'être inutile professionnellement]…» D’autant que, comme le relève Clément Scherrer, «il y a six ans, Silicon Valley représentait un eldorado inattaquable. Aujourd’hui, l’esprit start-up commence à montrer ses limites, alors que sortent des articles y dénonçant le racisme ambiant, la misogynie et les orgies sexuelles…» Tout comme le yuppie des années 1980, le startupper commence à faire figure de repoussoir, comme raille Clément Scherrer: «On n’a plus affaire à des psychopathes montés à la coke, mais à des beaux parleurs qui font du yoga dès 4 heures du mat', n’ont pas grand-chose à dire, mais ont toujours leur bonne volonté à opposer à toutes les critiques…» Pas très positif, comme mindset!

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