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Dangerosité, manque de moyens, attrait grandissant pour le «crowdsourcing»*… Dans les rédactions, on part de moins en moins sur le terrain.

Merveilleusement écrit, l'article est vivant, vibrant même. Le sujet du Nouvel Observateur, paru au lendemain de la catastrophe japonaise et titré «J'ai cru à la fin du monde» donnait l'impression d'assister in vivo au déchaînement des éléments, de toucher du doigt la sidération des Japonais. Ce récit de l'apocalypse nipponne donnait surtout l'impression que son auteur s'était trouvé sur le terrain. Sauf que celui-ci, dans l'urgence, a rédigé son article depuis Paris, en compilant des articles de la presse internationale et en s'appuyant sur les photos et les vidéos du séisme. Ce qui n'est pas forcément clair à sa lecture…

L'affaire, débusquée par Les Inrockuptibles, a créé la polémique. «Nous n'avons pas indiqué que notre journaliste avait été envoyé spécial au Japon», précise Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Obs.«Sur une phrase ou deux, nous aurions sans doute dû préciser plus clairement nos sources. Mais tout le débat autour de ce papier me semble parfaitement injuste.»

Oui, c'est injuste: l'auteur de l'article, Jean-Paul Mari, écrivain, grand reporter et Prix Albert Londres, a couvert toutes les grandes guerres du globe. Quant au Nouvel Obs, il ne fait pas précisément partie de ces journaux mégotant sur les moyens pour envoyer leurs journalistes sur le terrain.

L'une de ceux-ci, Ursula Gauthier, était d'ailleurs présente au Japon. Mais, malgré tout, ce reportage a été pris pour certain comme un symbole, car il illustre à son insu une nouvelle tendance dans les rédactions: le reportage en chambre. «Une certaine forme de journalisme assis, y compris pour ce qui est du reportage, se répand dans les rédactions, estime Bernard Poulet, rédacteur en chef de L'Expansion et auteur de La Fin des journaux (Gallimard). Il est plus simple de rester dans son bureau et de synthétiser de la documentation. Et ça ne va pas s'arranger.» «Cette tentation de ne pas sortir a toujours existé, rappelle Patrick Éveno, historien des médias. Mais la pratique avait à peu près disparu pendant les années d'or du grand reportage, de 1900 à 1970.»

Bernard Poulet rappelle néanmoins un exemple haut en couleur: «Lorsque Lucien Bodard couvrait la guerre d'Indochine, il passait ses journées au bar de l'hôtel Continental de Saigon. On raconte que, probablement déjà bien imbibé, alors qu'il apercevait un reporter qui venait de crapahuter avec les soldats, il l'aurait interpellé ainsi: “Allez, viens, coco, tu vas me raconter ce que tu as vu, je le raconterai mieux que toi.”»

Il est vrai que le cas est particulier. La France, terre d'écrivains, porte en elle cette tradition: «Il a toujours existé un journalisme d'auteur, qui essayait de donner de l'intelligence au monde, de s'inscrire dans le mode du récit», rappelle Christophe Deloire, directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ). Lucien Bodard, certes, préférait rester plongé dans les volutes de cigares de l'hôtel Continental. Mais au moins France-Soir l'envoyait-il in situ…

Comme le rappelle Jean-Marie Charon, sociologue spécialiste des médias, par ailleurs administrateur de Reporters sans frontières, «les quinze dernières années ont été marquées par le nombre de journalistes tués sur le terrain et le traumatisme psychologique qui s'est ensuivi. Des rédactions, comme celle de RFI, n'en sont pas encore remises.»

Le terrain virtuel privilégié

En 2010, cent un journalistes ont été tués dans le monde, vient d'indiquer l'Institut international de la presse (IPI). Et l'on n'oublie pas que certains sont otages depuis de très nombreux mois, comme les Français Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier, de France 3, en Afghanistan. 

La dangerosité de certains événements fait réfléchir à deux fois avant d'envoyer un reporter sur place, d'autant que, comme le signale Jean-Marie Charon, «les coûts d'assurances ont explosé. De ce fait, certaines rédactions ou agences d'images préfèrent employer des journalistes autochtones. Il y a très peu de journalistes occidentaux en Irak, par exemple.»

On touche alors à un certain cynisme, «en faisant peser la question du risque sur les autochtones», comme le souligne Jean-Marie Charon.

Tous les reportages n'impliquent évidemment pas que l'on mette sa vie en péril. Mais de manière générale, «on envoie moins sur le terrain du fait de la réduction de moyens dans les journaux», estime Bernard Poulet. Survient un nouveau genre d'arbitrage, selon Jean-Marie Charon, «celui entre le terrain physique et le terrain virtuel». «Tout journaliste est de plus en plus amené à développer un système de contact par e-mail, en suivant ses interlocuteurs sur Twitter, en regardant des vidéos sur le Net. En Syrie, par exemple, les manifestants eux-mêmes ont posté un nombre impressionnant de vidéos sur Internet.»

La tentation est dès lors grande de délaisser le terrain physique pour privilégier le virtuel. Certains, d'ailleurs, le revendiquent. «Beaucoup de journalistes, notamment ceux du Web, très férus de nouvelles technologies et grands consommateurs d'outils et de service du 2.0, défendent le “crowdsourcing” comme une pratique légitime du journalisme», rappelle Yannick Estienne, chargé de mission recherche à l'École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille.

Ces journalistes arguent de l'explosion de l'usage des plates-formes communautaires et des réseaux sociaux numériques, qui permettent de disposer d'une multitude de sources potentielles à agréger et à organiser.

Sans bouger de leur bureau, explique Yannick Estienne, ils estiment se trouver «au cœur d'une communauté d'informateurs susceptibles d'être mobilisés pour réaliser des enquêtes et même collecter des informations exclusives ou de grande valeur informationnelle. Le journaliste qui sait utiliser ces outils à sa disposition, puiser dans les ressources du Web et qui maîtrise les fondamentaux du métier incarnerait, dans cette optique, le modèle du bon journaliste.»

Jean-Marie Charon, auteur de La Presse en ligne, écrit avec Patrick Le Floch et publié aux éditions La Découverte, l'a lui-même remarqué lors de ses pérégrinations dans les rédactions. «De plus en plus de jeunes journalistes sont tellement passionnés par les nouveaux médias à leur disposition qu'ils ont tendance à préférer le terrain virtuel au terrain physique.»

Aurait-on perdu le goût du voyage et du contact? Au CFJ, le 4 mai, dix étudiants spécialisés en presse écrite se sont envolés pour Taïwan. Ils suivent ainsi l'exemple de la précédente promotion, qui avait fait ses bagages pour New Delhi. L'école de la rue du Louvre multiplie depuis quelques années les voyages au long cours. «Le reportage, ça s'apprend. Et pas seulement rue Montorgueil», lâche Christophe Deloire, directeur du CFJ. Sans doute s'agit-il de ne pas complètement oublier que, comme le résume Bernard Poulet, «le reportage, c'est d'abord un regard».

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