Création
Les Cannes Lions sont aussi un peu leur festival: les «case studies», traductions visuelles d'opérations de com, sont devenues un incontournable des prix créatifs. Avec des figures imposées, un langage balisé. Jusqu'à la caricature?

N’en jetez plus! On savait déjà que les festivals, les Cannes Lions en tête, se distinguaient par une endémie des prix. Ici, l’on se trouve devant un degré de sophistication encore jamais atteint: «Meilleure utilisation de gens de l’agence qui prétendent être de “vraies gens”», «Utilisation la plus innovante d’un simple petit tweet», «Chiffres qui claquent le plus visuellement»… Raffinement ultime: le trophée de la «Meilleure utilisation de l’accent anglais», visiblement, dans les pays anglo-saxons, l’accent british donne de la crédibilité à n’importe quel discours y compris les plus amphigouriques. On pourrait s’y méprendre: les Caseys, prix des meilleurs case studies, sont une parodie, conçue par l’agence canadienne Rethink Communication. La caricature est des plus cruelles: celles qui s’éloignent si peu, trop peu de la réalité.

«Le case study s’est complètement perverti, par inflation de forme, avec une multiplication de trucs grotesques», lâche Stéphane Xiberras, directeur de la création et président de BETC. En tant que juré de nombreux prix internationaux, le créatif a visionné des centaines de “case” –comme on dit–, probablement même des milliers: «Quand tu en visionnes cinquante par jour, c’est à périr d’ennui! Pourtant, à l’origine, l’idée n’était pas bête: expliquer l’inexplicable.»

Il fit, le premier, du «case study» sans le savoir: le patron de Droga 5, David Droga. Comme le rappelle Paul Kreitmann, directeur de création chez CLM BBDO, «la campagne Unicef Tap Project a été, en 2007, à l’origine de la naissance des “case”. Elle consistait à demander à des clients de restaurants de donner un dollar pour une carafe d’eau du robinet, ensuite redistribué dans les pays où l’eau potable est rare. Droga 5 a réalisé une vidéo pour permettre de visualiser l’opération. Inédit pour une agence.»

Nouvel esperanto

Depuis, le «case» est devenu plus qu’un incontournable, un impondérable. Une tarte à la crème? «Le case study, c’est le nouveau Powerpoint, résume Stéphanie Huguenin, productrice chez Francine Framboise. On peut tout vendre avec un “case”: du brand content, un site, des opérations dans un festival…» Le case a son langage, ses codes, sa dramaturgie. «Problématique, idée, objectifs, résultats, le case se décompose peu ou prou comme cela», résume la productrice. Avec des figures imposées. Presque une esthétique propre. «La voix de stentor façon bande-annonce de blockbuster américain, la timeline You Tube qui devient folle, le compteur d’impressions qui explose…», s’amuse Stéphanie Huguenin. Un langage à part entière, selon la productrice, «un nouvel esperanto».

Pas inutile lorsqu’on «côtoie dans un jury un Indien, un Japonais, un Argentin… estime Baptiste Clinet, directeur de création de Darewin. Il faut prendre un minimum les gens par la main». Et éviter autant que possible de les assommer. «Un case, c’est pas plus de deux minutes, remarque Baptiste Clinet. Le format imposé, c’est Cannes qui le décide, et depuis quelques années, il a été réduit. Au départ, les jurés devaient se bouffer des “case” de trois, voire quatre minutes…» Une bonne vision de l’enfer.

Au-delà d’un certain nombre de visionnages, c’est l’overdose. Un conseil de pro: «Le secret des “case”, c’est de ne regarder que les 30 premières secondes», avoue sans culpabilité aucune Stéphane Xiberras. En esquivant le fameux compteur en roue libre qui clôt les «case». «D’autant que les prétendus résultats ne veulent souvent rien dire!», souligne Paul Kreitmann.

À la marseillaise

L’esthétique du case study est clairement marqué par l’hyperbole. Ou, pour dire les choses autrement, par un mode de narration «à la marseillaise». Exagération, j’écris ton nom… «Certaines conclusions de “case”, c’est devenu “Et c’est ainsi qu’on a trouvé la loi d’attraction universelle”. Ou: c’est ainsi qu’on a sauvé des millions de petits Africains, grince Stéphane Xiberras. Dans le «charity», c’est le règne du mensonge éhonté. Si on met bout à bout les chiffres cités, cela dépasse le nombre d’humains sur terre…»

«La dérive est notoire, approuve Benjamin Marchal, codirecteur de la création de TBWA Paris. Un côté très américain prédomine, avec le drapeau qui flotte au vent, les yeux qui dégoulinent… Sans compter qu’il s’agit de poster une vidéo sur You Tube pour prétendre qu’une opération est sortie. Il n’y a aucune traçabilité des campagnes.»

Un système qui finit par tourner à la mise en abyme. Jusqu’à l’absurde? Selon Baptiste Clinet, «les “case” sont principalement faits pour les PR, pour être partagés par les réseaux sociaux… Ensuite, on fait un deuxième “case” pour parler de ces retombées média!» Avec des «jackpots» comme «The swedish number», le lancement d’un numéro national suédois, qui a été cité par Obama. «Une retombée qui a fait passer l’opé de l’or au Grand Prix», rappelle Baptiste Clinet.

Peut-on vraiment renouveler le genre? «Tout le monde essaie maladroitement de copier «Beauty Sketches» de Dove, un “case” devenu un film à part entière, mais toutes les marques ne portent pas ça en elles», estime Benjamin Marchal. La productrice Stéphanie Huguenin, elle, tente de s’éloigner des canons du genre «en n’employant pas de voix professionnelles, mais en jouant sur le POV [point of view, caméra subjective]».

Comme le rappelle Paul Kreitmann –qui cite Chipotle «Scarecrow», comme exemple de «case» innovant– «quoiqu’il arrive, il s’agit de provoquer l’émotion… C’est un truc de séduction, il s’agit d’en faire ni trop, ni trop peu. Un «case» trop emphatique, avec des chiffres surgonflés fait l’effet d’un visage maquillé comme une voiture volée…». Un «case study» de drague ratée, en somme.

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