Société
Pleurnichards, mièvres, superficiels, narcissiques, trop gâtés...Les millennials sont régulièrement mis au piquet par leurs aînés, qui les jugent autocentrés et apathiques. Mais certaines révolutions ne se font-elles pas dans la douceur ?

Si jeune et déjà si lasse. «Tout ça pour ça? Des tableaux Excel et de la paperasse? Ça va être comme ça tous les jours? Tous les jours assise, à dépérir, à faire ce job? Mais pour quoi faire?» Avis dépressionnaire pour cette jeune salariée, les yeux perdus devant son PC. Jusqu’à ce qu’un collègue lui annonce qu’aujourd’hui, c’est Pizza Day, moment de convivialité rance sous les néons qui grésillent. «Pizzaday! #Meilleurjobdumonde #Jadoremavie #Chanceuse», s’empresse de poster la jeune recrue sur Instagram. Frénésie de hashtags pour cacher le désespoir. Pauvrette!

Ils ont la vingtaine, et ne laisseront personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. Le film, réalisé par Samantha Jayne, directrice artistique chez Mullen Lowe, promeut l’ouvrage de la créative, âgée de 26 ans, intitulé Quarter Life Poetry [Poésie du quart de siècle]. Composé de quatrains, le livre se présente comme une sorte de Spleen et Idéal de la génération Y, des errements sur Tinder à l’ennui du travail. Trop dur.

Génération chochotte? À la suite des attentats du 13 novembre, Gabriel Matzneff –que l’on a connu plus tendre avec la jeunesse– brocardait dans Le Point la «génération Bataclan» –titre trouvé par Libération: «Ce qu'ils désirent, c'est continuer à boire des bocks de bière et surtout, surtout, que les vilains terroristes les laissent tranquilles, na!» Un peu plus d’un an auparavant, c’était le plus branché mais non moins sulfureux Bret Easton Ellis qui se fendait d’une diatribe dans Vanity Fair, titrée «Generation Wuss». Soit littéralement… poule mouillée, mauviette, pleurnicharde. Chochotte!

La querelle des anciens et des modernes, voilà qui n’est pas nouveau. Raphaël Turcat dirigea longtemps la rédaction de Technikart. Conseiller éditorial et spécialiste des tendances, il relate cette anecdote: «Je me souviens de ce déjeuner surréaliste au Nouvel Obs au début des années 2000, initié par Laurent Joffrin, où les têtes pensantes de l’hebdo voulaient rencontrer les "petits jeunes" de Technikart. Ça s’était fini en pugilat avec Delfeil de Ton, un chroniqueur de L’Obs, qui dégueulait tout ce qu’il pouvait sur l’inanité de Virginie Despentes, de Bret Easton Ellis, de Guillaume Dustan, sur leur "goût du rien"…»

Conditionnés sous X

La pub ne manque pas non plus de sévérité avec la génération Y. Un récent spot pour les pastilles Ice Breakers montre une millennial en plein entretien d’embauche, qui demande, sans se démonter, trois mois de congés payés par an, assistée en cela… par une licorne. Allusion à la culture kawaï et «twee» [mignon], peuplée de gifs et de lolcats, dans lesquels se vautreraient les «Y». Nunuches en plus d’être chochottes? «Génération twee, kawaii ou hipster procèdent tous d'un mécanisme de dilution des épreuves, estime François Peretti, planneur stratégique chez La Chose. Ce qui est en cause, c'est la multiplication des possibilités de création d'un "paravent fictionnel" derrière lequel se réfugier, des séries au DIY; une catharsis qui permet de concilier au quotidien avec les crises économiques, politiques, sociales, les insécurités.»

Plus que d’une «génération chochotte», il conviendrait davantage de parler de «génération chocottes», rectifie Thibaut Ferrali, directeur du planning stratégique chez Herezie. «Les plus jeunes Y et Z grandissent et vivent dans un environnement où tout fait peur. Le chômage est omniprésent, l'environnement géopolitique est incertain... Et de manière plus quotidienne, ce qu'on mange, ce qu'on boit, ce qu'on respire... Ils ont été éduqués par les X, qui ont découvert les nouvelles craintes de notre époque et les ont transmises.»

Monde alternatif

En somme, résume Thibaut Ferrali, «sur le fond, on n'est pas chochotte quand il est légitime d'avoir peur». Tout comme sont légitimes les protections duveteuses que se sont fabriqué les millennials. «Pour le journaliste Marc Spitz, explique François Peretti, cette génération twee s'opère en réaction: les initiateurs du mouvement qu'il identifie (Walt Disney ou Salinger) sont tous contemporains de la Seconde Guerre mondiale. Aux destructions et à la cruauté répond la création d'un univers explicitement factice (dont Mickey Mouse est la meilleure illustration, mais dont Friends ou New Girl sont les dignes successeurs).»

Simon Allain, planneur stratégique chez BETC, fait lui-même partie de la génération Y. Selon lui, «la vague "twee", qui défend le vulnérable et prône l’amour de son prochain peut être porteuse de changement, d’innovations comme Blablacar, Airbnb, toute l’économie du partage. Toutes les révolutions ne se font pas dans la violence.» Raphaël Turcat ne dit pas autre chose: «Matzneff a-t-il remarqué et entendu les jeunes mouvements qui tentent d’imaginer un monde alternatif, post-capitaliste et néo-démocratique, depuis 2010? Les Printemps arabes, les Occupy Wall Street, les Indignés de la Puerta del Sol, les zadistes dans l’ouest et le sud-ouest de la France, le mouvement Nuit debout place de la République…»

Sont-ils finalement si pleurnichards, ces millennials? «Vient la question de la manière dont les Y/Z traduisent leurs émotions. Et il faut bien avouer qu'ils en font beaucoup trop, lâche Thibaut Ferrali. Mais là encore, ce n'est pas vraiment de leur faute. L'omniprésence des réseaux sociaux les met face à une obligation de partage des émotions.» Fanny Camus-Tournier, planneuse stratégique chez Buzzman, évoque ainsi «la génération "sans filtre", qui n’a pas plus peur de s’indigner que de poster des selfies, qui s’expose pour le meilleur et pour le pire. Avec des stars comme Drake, qui n’est pas beau garçon, danse mal, joue au ping-pong, porte des cols roulés, et raconte dans Hotline Bling sa déception amoureuse…»

​Danser pour ne pas pleurer. In fine, selon François Peretti, «parler de génération chochotte, c'est toucher de près à ce que Cioran qualifiait de "frivolité": la recherche du superficiel chez ceux qui s'étant avisés de l'impossibilité de toute certitude, en ont conçu le dégoût. C'est la fuite loin des abîmes, qui, étant naturellement sans fond, ne peuvent mener nulle part.»

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