Exposition
Le musée du quai Branly propose, à l'heure des grands débats sur le transhumanisme et l'intelligence artificielle, une exposition intitulée «Persona, étrangement humain». Pourquoi donnons-nous des traits humains aux créatures artificielles ? Faut-il que les robots nous ressemblent? Si oui, jusqu'à quel point? Delphine Le Goff @DelphineLeGoff1

Sous la pulpe des doigts, le premier contact n’est pas désagréable. Presque tiède, la peau est lisse, élastique… Trop élastique? Trop douceâtre? Après avoir touché la «Love doll» japonaise de l’exposition «Persona»(1), au musée du quai Branly, les premiers visiteurs peinent à réfréner un mouvement de recul. Voire un vague dégoût, presque mêlé d’effroi. Devant la femme de compagnie 100% en silicone, on se prend à se remémorer Gigolo Joe, le robot d’amour d’AI (Artificial Intelligence), le film de Steven Spielberg. Le love-robot, incarné par Jude Law, se prend d’affection pour David, un garçonnet androïde mal-aimé par ses parents humains. Avec, en toile de fond, cette déchirante et lancinante question: à quel moment le robot se rapproche-t-il le plus de l’homme? Et ressembler à l’homme, est-ce prendre le risque de devenir monstrueux?

Robots étrangement humains, Le Jour où les robots mangeront des pommes: conversations avec un Geminoïd (Éd. Pétra) Quelques noms de publications signées par l’anthropologue Emmanuel Grimaud. En cette mi-janvier, le chargé de recherche au CNRS, commissaire de l’exposition (aux côtés de Anne-Christine Taylor-Descola), veille aux derniers ordonnancements des quelque 230 œuvres présentées, statues, amulettes, marionnettes, masques, robots, automates.

«Le concept de créature artificielle est quelque chose qui ne date pas de la robotique, explique Emmanuel Grimaud en préambule. Pour dire quelque chose d’assez banal, de tout temps, dans toutes les cultures, les hommes se sont entourés de dieux, d’esprits. Ils ont également toujours noué des relations avec des objets. Dès lors, comment attribue-t-on un statut d’humain à un objet? Que faut-il pour que l’on reconnaisse une personne, que ce soit dans la pierre, dans du bois, du végétal, du minéral?»

«L'effet de personne»

Deux points, un trait. Seuls trois signes suffisent pour créer ce qu’Emmanuel Grimaud appelle un «effet de personne». Comme sur cette spatule vomitive anthropomorphe Taïno (Martinique), simplement gravée d’un large demi-cercle, tel un grand sourire chaleureux. Plus proche de nous, en 1944, l’expérience menée par deux psychologues, Fritz Heider et Marianne Simmel, démontre que, même devant des figures géométriques extrêmement schématiques, animées de mouvements aléatoires, les spectateurs sont enclins à leur prêter des intentions, à leur imaginer des actions. «Très peu de choses suffisent à stimuler notre anthropomorphisme profond qui se manifeste de manière accrue à chaque fois qu’il existe des signes de présence», remarque Emmanuel Grimaud.

«L'être humain croira toujours que plus le robot paraît humain, plus il est avancé, complexe et intelligent», écrit Isaac Asimov dans La Cité des robots. Est-ce si certain? Au mitan de l’exposition, le visiteur entre dans «La vallée de l’étrange», du nom de l’ouvrage du roboticien japonais Masahiro Mori. «La théorie de Mori, c’est que plus une créature artificielle a forme humaine, plus elle crée de l’empathie, de l’attachement. Mais ceci est vrai jusqu’à un certain point. Si l’on atteint un trop grand effet de réalisme, on crée l’effet inverse: un effet de malaise, d’étrangeté (ce que les Anglo-Saxons appellent l’«uncanny») voire de répulsion.»

Un peu comme ce que l’on éprouvait en effleurant le bras d’albâtre de la «Love doll» de l’exposition? «Mori prend l’exemple de quelqu’un qui a une prothèse de main; si on lui serre la main sans le savoir, on va être surpris par l’absence de tissus mous et par sa froideur», souligne Emmanuel Grimaud. Comme l’écrit Mori, «le sentiment d’affinité disparaît alors, pour être remplacé par un sentiment d’inquiétante étrangeté».

Circuit ouvert

Faut-il continuer à fabriquer des robots qui nous ressemblent? La créature démantibulée de l’artiste néerlandais Stan Wannet donne à voir ses mécanismes au grand jour, comme on se promènerait les tripes à l’air. Sans doute ce qui compte est-il moins l’apparence humaine que les attitudes humaines... Isaac Asimov, encore: «Un robot n'est pas tout à fait une machine. Un robot est une machine fabriquée pour imiter de son mieux l'être humain.» 

Emmanuel Grimaud ne dit pas autre chose: «La robotique oblige à s’interroger sur ce qu’est l’homme. Si vous voulez faire un robot qui marche, il faut que vous étudiiez comment les humains marchent afin de savoir comment cela fonctionne.» Mais désirerons-nous nous entourer au quotidien de ces artefacts humains, trop humains? La dernière partie de l’exposition, intitulée «Maison-témoin», est peuplée, de la cuisine à la chambre à coucher, de créatures artificielles. «Pas seulement du robot, pas seulement de l’androïde, précise Emmanuel Grimaud, mais aussi des objets magiques, comme des lianes d’attachement, des objets vaudous…»

Robots-vendeurs 

Le robot Berenson, quant à lui, développé par l’anthropologue Denis Vidal et le roboticien Philippe Gaussier, n’a pour visage que deux gros yeux globuleux et une charnue bouche rouge –mais est capable d’éprouver des émotions devant les œuvres d’art, grâce à un programme d’esthétique artificielle. «Si le transhumanisme, le désir de métamorphose, ne datent pas d’aujourd’hui, le transhumain n’est pas loin… Et l’exposition veut aussi rendre compte de tous les débats sociétaux qui se posent sur la notion d’intelligence artificielle, de conscience, d’autonomie, de liberté, d’émotions…»

Mécaniquement, la publicité s’est emparée de la robotique: en juin dernier, l’imposante silhouette de Matsuko-Roid arpentait la croisette cannoise. L’androïde a été créé par le groupe publicitaire Dentsu pour la promotion d’un animateur transgenre, ledit Matsuko. Ceux qui l’ont approché racontent la sensation de frelaté éprouvée à son contact. Son créateur, l’extravagant Hiroshi Ishiguro, croit néanmoins que l’ère des robots-vendeurs est proche: «Ils vendront les produits en magasin encore mieux que les humains parce qu’ils ne savent pas mentir.» À moins, bien évidemment, qu’on ne les programme à cet effet.

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