Design
Dominique Sciamma, directeur de Strate, l’une des meilleures écoles de design françaises, revient sur cette discipline en phase avec un monde complexe et en mutation.

Gaîté lyrique, Arts et métiers, Biennale de Saint-Etienne… En 2015, le design fait l’objet de nombreuses expositions. Serait-il à la mode ?

Dominique Sciamma. Plus qu’une mode, par définition éphémère, je pense que le design est devenu une nécessité. Il est de plus en plus présent parce qu’il arrive un temps où nécessité fait force de loi. En effet, depuis cinq ans, nous assistons à une prise de conscience de la nécessité d’innover pour ­générer de la croissance. Or il ne peut y avoir d’innovation sans design. Pour créer de la valeur économique, il faut avant tout qu’une innovation soit acceptée par un marché, par des individus, qu’elle ait une valeur d’expérience ou d’usage. Or c’est justement le design qui créé les conditions d’une expérience utilisateur réussie. Cette valorisation, les ingénieurs et les marketeurs ne sont pas capables de la produire. Seul un designer le peut.

 

Pour quelles raisons ?

D. S. Schématiquement, un ingénieur répond à la question du «comment», un marketeur à la question du «combien» et un designer à celles du «pourquoi» et du «pour qui». Il considère le consommateur non comme une cible marketing, mais comme un individu, mieux, un bénéficiaire. Une cible, on lui tire dessus, tandis qu’un bénéficiaire tire des avantages de ce qu’on lui donne. C’est une différence importante. Cela veut dire qu’un designer s’intéresse aux gens, qu’il a de l’empathie. Or l’histoire est remplie d’exemples de marques qui se contrefichent de l’utilisateur final car cela ne va pas dans le sens de leur intérêt.

 

Il faudrait donc arrêter de parler de consommateur ?

D. S. S’il est ramené à un porte-monnaie, le consommateur aura du mal à se sentir considéré. Jusqu’ici, on a eu tendance à le prendre pour un benêt, un temps de cerveau disponible. Or ce système ne fonctionne qu’avec des clients maintenus dans l’ignorance, des ressources infinies et une croissance au rendez-vous. Il existe une sorte d’ivresse induite par le confort matériel couplé à une idée de puissance, à la promesse d’une Rolex et d’un rêve américain pour tous, à l’illusion que nous pourrons continuer à vivre sur le même rythme. Aujourd’hui, non seulement les individus sont mieux informés, mais ils sont conscients de vivre dans un monde aux ressources limitées. Il faut donc se réinventer, arrêter de se dire comment et combien pour répondre à la question du pourquoi. Quand on agit ainsi, on finit toujours par s’interroger sur sa responsabilité, sur le fait ou non de participer à un tout plus vertueux.

 

Le design est donc pour vous social et politique ?

D. S. Le designer a une grande responsabilité. Il a l’expertise et la maîtrise technique mais aussi cette capacité à lever le nez, à regarder le système de haut. Il est au carrefour des ­disciplines. En ce sens, il est emblématique d’une époque qui fait de leur rencontre la clé de la résolution des problèmes. Aux siècles passés, on pensait qu’une forme de verticalité des savoirs était suffisante. On misait sur un taylorisme disciplinaire qui coupait tout en morceaux. C’est fini. Le design mise sur la ­coopération et le partage dans des organisations plates, transparentes, ­collaboratives, sans hiérarchie. Ces modes d’organisations et de management sont voués à se développer. C’est pourquoi je pense que le designer est l’homme clé du XXIe siècle.

 

Par le passé, son rôle n’a jamais été majeur. N’est-il pas exagéré de lui donner une telle place ?

D. S. En 10 ans, le métier a totalement changé. Au début du siècle dernier, l’enjeu était de changer le monde avec la rencontre de l’art et de la technique, mais au bout du compte le design s’est mis au service de la société de consommation. Il est devenu un supplétif du marketing en contribuant à instrumentaliser le désir des individus, à les propulser dans ce confort matériel promis à tous. Les designers se sont retrouvés sans réelle liberté, coincés entre l’ingénierie et le marketing qui leur ont imposé leurs choix. Mais le XXIe siècle et l’avènement d’un monde numérisé et complexe changent la donne. La révolution numérique s’apparente à celle de l’écriture et de l’imprimerie ; le designer, avec son ouverture d’esprit, a les clés pour devenir un contributeur essentiel à la résolution des défis de notre temps.

 

Peut-on parler d’état d’esprit, de philosophie du design ?

D. S. Oui, le design est une philosophie et la question du sens y est centrale. C’est aussi une pédagogie par le «faire», où la compétition cède la place à la collaboration. C’est la reconnexion de la pensée et de l’action, de l’abstraction et de la matière. L’enseignement a vocation à s’inspirer du design. Toutes les innovations pédagogiques, type Montessori, vont dans ce sens. Le design induit un nouveau rapport à l’enseignant dont le rôle est moins de transmettre des ­savoirs que d’apprendre à les faire émerger et à les articuler. En réalité, rien n’échappe à la démarche d’un designer. Son champ d’intervention est très large.

 

En entreprise, le design est de plus en plus une démarche de management. Que pensez-vous du design thinking ?

D. S. Que les entreprises s’inspirent de la méthodologie et de l’esprit design est une bonne chose. Mais attention à la tentation de n’appliquer qu’une méthode. C’est le risque du design thinking : penser que l’esprit du design peut se ­modéliser, se mécaniser et être utilisé comme un vade-­mecum. Un designer tente de penser librement, de sortir du cadre, de la raison mécanisée, de la science, des matrices et des équations pour trouver des solutions. Pour un ingénieur, c’est mécanique, un problème égale une solution, mais pour un designer un problème égale mille solutions ! Ce dernier interroge d’ailleurs toujours la question qui lui est posée. A l’heure où certains créent des algorithmes pour ­modéliser la créativité, il est bon de rappeler le rôle joué par le ­hasard, la sensibilité, le subconscient et ­l’inconscient. Il est en réalité quasi impossible de normer la ­créativité, de la ­traduire en process. C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de ­design thinking sans designers.

 

Quelle pédagogie mettez-vous en place pour insuffler cet esprit design à vos élèves ?

D. S. Nous veillons d’abord à sélectionner les bons profils. Quand nous testons les candidats à l’entrée, leurs aptitudes au dessin ne sont pas primordiales. Ce qui nous intéresse, c’est leur capacité à acquérir de la culture, à s’intéresser aux autres, leur curiosité, leur générosité. Une fois entrés à Strate, ils auront des cours de sciences humaines (sociologie, philosophie, sémiologie, ethnographie…) pour pouvoir aller observer sur le terrain les usagers et les utilisateurs, mais aussi des conférences sur la philosophie et le design dispensées par de grands penseurs d’aujourd’hui, comme le philosophe de la modernité Bernard Stiegler.

 

Le design français a-t-il une spécificité ?

D. S. Oui. Les designers français sont des designers qui pensent et ne se contentent pas de faire. Notre tendance à aimer la pensée abstraite, considérée comme un défaut, est un immense avantage. Notre goût prononcé pour les idées, la rhétorique et le débat nourrit des esprits critiques utiles pour interroger le pourquoi. Si tout ceci est mis au service d’un projet généreux, cela permet d’élever le niveau de la proposition, de trouver des solutions nouvelles.

 

Pourtant, le design en France est moins reconnu que dans d’autres pays…

D. S. Le marché du design français est composé de beaucoup d’acteurs pas toujours bienveillants, chacun pensant être plus légitime que l’autre. Et la place du design en France a toujours été méconnue, ignorée, voire méprisée. C’est en train d’évoluer. Il y a eu notamment la Mission ­design lancée par Arnaud Montebourg, alors ministre du ­Redressement productif, en 2013. Indépendamment de ce que cela a produit – c’est-à-dire pas grand-chose –, c’est déjà bien qu’il y ait eu une telle initiative. C’est la première fois à un si haut niveau qu’a été soulignée l’importance du design dans notre économie. Plutôt que d’attendre les pouvoirs publics, nous avons décidé, nous, écoles de design, de lancer un manifeste pour montrer tout ce que peut apporter le design à notre société, dans le vivre ensemble, dans l’éducation, la création de valeur… Il faut en finir avec les clichés : les designers sont autre chose que des artistes ou des saltimbanques. Non, le design n’est pas ­secondaire et il ne sert pas qu’à faire joli.

 

Les objets connectés sont-ils le nouvel eldorado des designers ?

D. S. Ils peuvent être une immense opportunité parce qu’ils vont s’inscrire dans nos vies et qu’ils doivent le faire de manière harmonieuse en se mettant au service des individus, des humains. Mais ils peuvent être aussi une malédiction. Il faut se méfier des ivresses du numérique. Les technologies vont tellement vite. Ce n’est pas forcément en les empilant les unes sur les autres et en pensant uniquement au business que l’on va produire du bonheur. Quel va être l’impact dans nos vies quotidiennes, sur la structure des familles, sur le lien social, sur la ­démocratie ? Arrêtons-nous, prenons de la hauteur et réfléchissons aux conséquences.

 

Qu’apporte l’impression 3D ? Est-ce une révolution pour le design ?

D.S. C’est un outil de productivité et d’opportunité ­fantastique qui permet aux designers de tester la pertinence de leurs propositions et de les présenter beaucoup plus vite. Cela ouvre aussi à la créativité des portes ­fermées jusqu’alors faute de temps, de budget ou de moyens, à l’école, dans notre fablab, notre imprimante 3D ­fonctionne à plein. En revanche, les imprimantes 3D grand public qui dorment sur les étagères et ne servent à rien sont légion. Leurs ­propriétaires impriment une tête de Dark Vador, et après ? Là encore, cela participe à cette ivresse du numérique. Au ­final, il faut savoir modeler, donc concevoir, et c’est une vraie expertise. Tout le monde n’est pas designer.

 

Steve Jobs est-il selon vous le plus grand designer de tous les temps ?

D. S. C’est un personnage ambigu. D’un certain point de vue, ce qu’il a fait est admirable. Steve Jobs ne s’intéressait qu’à une seule chose : l’expérience finale de l’utilisateur. Il a parfaitement compris ce qu’était le design et il en a fait le moteur de son entreprise. C’est exactement ce qu’il faut faire. Nous avons d’ailleurs imaginé avec PSB Paris School of Business un master of science «Management by ­design» pour janvier 2016 dont l’objectif est de «former les Steve Jobs de demain». Mais on peut se demander si, au final, Steve Jobs n’est pas tout simplement un génie du marketing qui aurait investi le champ du design avec une maestria ­absolue. Apple est une prison. On achète Apple, on vit avec Apple et dès que l’on veut en sortir, c’est fini.

 

Quel designer français a votre préférence ?

D. S. Je ne suis pas pour la starisation des designers. Dans l’école, nous préférons exacerber les talents plutôt que les ego. Nous tentons de créer des héros anonymes car il n’y a pas plus grand geste héroïque que celui qui est anonyme.

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