Masculin/féminin
Le marketing genré marque le pas, tandis que la tentation de l’unisexe, voire de l’androgynie, grandit. Comment s'expriment les identités sexuelles?

Au bonheur des dames? A celui des messieurs? Au bonheur de ni l’un ni l’autre, de tout à la fois? Dans les rayons d’Agender, ou «sans genre», expérience lancée par le grand magasin londonien Selfridges, se mêlent vêtements, accessoires et produits de beauté. Ni spécifiquement féminins ni typiquement masculins. «Il ne s’agit pas d’exploiter une tendance, mais plutôt de bousculer les mentalités, de répondre à un virage culturel», explique dans la presse Linda Hewson, directrice créative de Selfridges. Le projet Agender «a fonction de banc d’essai pour expérimenter autour des notions de genre, à la fois pour permettre à nos clients de lutter contre leurs a priori et pour nous permettre de changer la manière dont nous abordons nos achats en tant que distributeur».

 

Chronique d’une mort annoncée, celle du marketing dit genré? «Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a si longtemps, on ne s’interrogeait pas vraiment, et qu’aujourd’hui, on se pose une foule de questions», remarque Elisabeth Jamot, planneuse stratégique chez BETC. «Les marques sont plus que jamais obligées de se positionner par rapport au sujet du genre, de ses représentations», appuie Sébastien Genty, directeur du planning stratégique de DDB Paris.

 

Signal fort? On était à deux doigts de brûler des soutiens-gorge devant la grand-messe de la publicité et de la testostérone américaines: le dernier Super Bowl, terrain traditionnel des pubs de bière et de grosses bagnoles, a vu déferler les discours féministes. Y a été notamment diffusée la campagne «Like a Girl» des protections périodiques Always, qui revisite positivement de désobligeantes expressions, comme «courir comme une fille». «Autre tournant, la publicité Old Spice où un homme s’adresse aux femmes pour vanter un produit masculin, remarque Guillaume Le Gorrec, codirecteur du planning de Marcel Worlwide. Même si on sait bien que ce sont majoritairement les femmes qui achètent les déodorants de leur compagnon.» Certes. Mais selon Michel Perret, directeur général en charge des stratégies de Leo Burnett France, diffuser ce genre de campagne pendant un événement «a priori masculin mais en réalité regardé en famille» est loin d’être anodin: «Il signe aussi une forme d’épuisement du sujet, qui découle de l’épuisement des stéréotypes eux-mêmes.»

 

«Le marquage genré est de moins en moins perçu de manière positive», lâche Ghislain Tennesson, codirecteur du planning stratégique de Marcel Worlwide. Sa collègue Fanny Morel, directrice du social media, cite cet exemple édifiant: «Aux Etats-Unis, le distributeur Target diffusait sur les réseaux sociaux des publicités de produits pour bébé à destination des femmes. Suite aux réactions outragées des internautes féminines, qui se sentaient réduites à leur maternité, il a contourné le problème en leur envoyant des promotions sur les tondeuses à gazon ou les derniers arrivages de vin.» Savoureux moyen de contourner un ciblage grossier.

 

Le retour de l'unisexe

 

Mais peut-on vraiment toujours faire dans la nuance? En design, constate Sophie Grenier, directrice innovation et prospective de Dragon rouge, «on va se retrouver avec des choses très caricaturales, dans le secteur de l’hygiène-beauté en grande consommation, par exemple». Choux et roses appliqués au packaging. «Pour les hommes, on continue à favoriser le registre de la technicité, de la puissance, avec des chromatiques oranges et rouges, signes de force, et, pour ce qui est des matières,  des métallisés froids: on est dans une écurie de Formule 1, explique-t-elle. Chez les femmes, l’intimité est davantage mise en scène, avec des “glossies”, des matières plus organiques, une atmosphère de gourmandise, d’hédonisme.» En résumé, «plus on est proche de la sphère intime, plus on a besoin d’être genré». 

 

Etre genré ou avoir un genre? Dans le domaine du parfum, on se trouverait plutôt, note Nicolas Chemla, consultant en communication dans le domaine du luxe et auteur du récent Luxifer, pourquoi le luxe nous possède (Editions Séguier), «dans la nostalgie du CK One des années 1990, qui jouait à plein sur le trouble de l’androgynie». Frisson nostalgique? Effet secondaire du «normcore» (la mode normale)? Sans doute un peu de tout cela, mais surtout la tentation de l’unisexe, en très forte croissance en 2014 dans l’univers du parfum. Des eaux de Cologne, non marquées XX et XY, ont fleuri l’an passé. «Une marque comme Lush a lancé en Grande-Bretagne la gamme Gorilla, des fragrances non spécifiquement sexuées, avec des noms comme “Devil’s nightcap” [le dernier verre du diable]», remarque Nicolas Chemla.

 

Quand le mythe rencontre le marketing: dans Le Banquet de Platon, Aristophane narre les désarrois de l’androgyne, originellement homme et femme à la fois, puni par Zeus pour son arrogance et condamné à errer, fou de chagrin, à la recherche de sa moitié perdue. L’agence BETC Design s’est inspirée de la déchirante fable antique pour créer Androgyny (lire l'interview de Christophe Pradère), une ligne de maquillage qui vise à estomper les traits distinctifs sexuels. La marque branchée Roseanna a lancé une collection capsule baptisée sans ambiguïté «Unisexe», tandis qu'American Apparel vend une gamme de sous-vêtements pour filles et garçons.

 

Doit-on y voir, comme grince Ghislain Tennesson, de Marcel Worldwide, «un serpent de mer, rémanence du smoking pour femme d’Yves Saint Laurent, qui vise surtout à élargir les gammes et le business»? Ou bien, comme le perçoit Michel Perret, de Leo Burnett, «une preuve supplémentaire de l'“EnGen”, la convergence des genres théorisée par Faith Popcorn»? L’immarcescible Popcorn, «futuriste des marques» autoproclamée, a en effet une nouvelle fois fait montre de son sens de la formule avec son «EnGen» («End of Genders»), fin de la guerre des sexes et fluidités des identités hommes-femmes.

 

Post-genre ?

 

Mathématique complexe… L’augmentation des choix aboutit, selon Sébastien Genty, de DDB Paris, à «une addition de réalités, qui elles-mêmes se multiplient: il existe une vogue des femmes garagistes, on peut se retrouver dans la démarche des Pussy Riots [groupe punk féministe russe] et appriécier de fêter la Saint-Valentin». «On assiste à une coexistence joyeuse du masculin et du féminin sous toutes leurs formes, impulsée par les communautés LGBT [Lesbiennes, gays, bi et trans], véritables laboratoires du genre», estime quant à elle Elisabeth Jamot, de BETC.

 

Le troisième millénaire sera-t-il post-genre? En mai 2014, Time titrait sur le «Transgender tipping point» [point de basculement transgenre], en mettant en une Laverne Cox, héroïne transgenre de la série Orange is the New Black. La transformation d’homme en femme de Bruce Jenner, beau-père de l’ultra-femelle Kim Kardashian, va faire l’objet d’une émission de télé-réalité, tandis que le dernier film de François Ozon, Une nouvelle amie, met en scène un homme qui se travestit, et que les mannequins Lea T et Andrej Pejic, nés garçons, font enrager de jalousie les plus jolies filles.

 

«Dès les années 1980, la philosophe Donna Haraway décrivait, dans son Cyborg Manifesto, un individu libéré des clivages hommes-femmes, des barrières organiques et technologiques, libre de son identité», rappelle Nicolas Chemla. Celui-ci n’hésite pas à prédire, que plus que du post-genre, «2015 signera définitivement l’avènement du cyborg dans la culture mainstream». Pour preuve, «le nouveau film d’Alex Garland, Ex Machina, qui réinvente la rencontre homme-femme en homme-fembot, et évoque de manière assez conventionnelle un thème qui l’est moins: la possibilité de tomber amoureux d’une femme robot, d’éprouver une attraction érotique pour un corps androïd». Après le sexe des anges, le sexe des machines?

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