Management
80% des entreprises obligent leurs salariés à travailler en open space, avec une efficacité qui reste à démontrer. Une étude britannique parue cet été remet en cause le dogme de l’abattement des cloisons.

« Ceci est mon espace, ceci est ton espace. Je n’envahis pas ton espace, tu n’envahis pas mon espace, ok ? » Dans le film Dirty Dancing, ce n’est qu’après avoir établi cette abrupte règle d’or que Johnny Castle permet à « Bébé » de devenir sa parfaite partenaire de danse.

Établir une distance pour mieux se retrouver… Ce qui est valable en danse contemporaine l’est-il aussi dans le monde du travail ? C’est ce que démontre une expérience réalisée par Stephen Turban et Ethan Bernstein, professeurs à la Harvard Business School, et révélée en juillet. Dans un contexte chronique de stagnation ou de baisse de la productivité dans les entreprises, les deux chercheurs ont analysé pendant trois mois le comportement de 52 employés de différents services et entreprises équipés de capteurs, d’enregistreurs de voix et de logiciels d’analyse de messagerie. « C’est la première étude qui mesure de façon empirique les interactions de visu et électroniques, avant et après l’adoption de structures en open space, précisent les chercheurs. Le résultat nous permet de comprendre l’impact sur les comportements humains d’espaces de travail de moins en moins cloisonnés. »

 

Les salariés se parlent moins

Le bilan est sans appel : les interactions directes sont 73 % moins courantes dans les open spaces que dans des espaces cloisonnés. En clair, les salariés se parlent moins. Et les échanges de courriels et de messages instantanés, en revanche, sont beaucoup plus nombreux (+67 % et +75 %).

Selon Susan Cain, auteur de l’ouvrage La Force des discrets (JC Lattès, 2012), « les open spaces ne sont bons pour personne. Il n’y a pas d’échappatoire, même pour ceux qui sont extravertis. Dès lors que vous savez que vous pouvez être interrompu à n’importe quel moment, vous vous déconnectez vous-même de votre tâche. »

La créativité s’en ressent : les moments « eurêka » produisant les idées qui changent le monde n’ont-elles pas généralement eu lieu en solitaire, derrière un écran ou une feuille blanche ? En l’absence d’intimité, les travailleurs compensent en construisant des murs virtuels entre eux. Dans des bureaux cloisonnés, se déplacer est au contraire perçu comme une forme de soulagement, de break, de relaxation, propice à l’augmentation des échanges et à la créativité.

 

Des réalités économiques

Les motifs réels amenant les entreprises à opter pour la juxtaposition des postes de travail sont plutôt prosaïques. Si le lien de causalité entre les open spaces et le volume d’interactions, de productivité et de créativité n’avait jamais pu être clairement établi avant cette étude, les calculatrices n’ont en revanche jamais menti sur les économies de coûts directes. Les gains d’espace sont considérables : un open space permet de poster de trois à cinq fois plus de personnes dans un même périmètre. 

Tenir compte des réalités économiques tout en mettant les salariés dans les meilleures conditions de travail demeure pourtant une exigence vitale pour les entreprises. Selon la société de conseil MKThink, basée à San Francisco, une entreprise doit proposer à ses salariés quatre espaces ou séquences différentes dans un même bâtiment ou une même journée, et ce quel que soit le budget de fonctionnement. Ces quatre lieux sont dévolus respectivement à la socialisation, la concentration, la collaboration et l’information.

 

Gérer des besoins dichotomiques

Sachant qu’un salarié met en moyenne vingt-cinq minutes pour se refocaliser sur une tâche après une interruption, l’impact des open spaces sur la baisse de productivité et de créativité ne peut qu’être majeur. « L’absence d’interruption est nécessaire pour explorer pleinement de possibles innovations. Par ailleurs, les recherches démontrent que les individus seuls travaillent de façon plus productive que les groupes, car un travail de groupe diffuse la responsabilité de la tâche à accomplir sur les autres », constate l’étude de MKThink, qui ne cache pas la complexité des paradoxes à gérer. « Les humains ont des besoins dichotomiques, souligne-t-elle également, avec d’un côté le besoin de stimulation sociale et de l’autre le besoin d’autonomie. Les plus jeunes générations ont l’habitude de partager et de collaborer, ce qui remet en cause l’espace de travail plus traditionnel. Et pourtant, malgré cette évolution, les humains restent des créatures d’habitude. Allouer un bureau individuel au côté d’espaces ouverts collaboratifs est la solution pour maintenir la productivité. »

La demande des salariés est en tout cas réelle : selon une étude publiée dans l’International Journal of Stress Management, 60 % des salariés en open spaces se plaignent des nuisances sonores. Casques audio et écouteurs visent alors à retrouver une forme d’isolement. 

La data au secours de l’open space

Bureaux cloisonnés ou open spaces : l’analyse de données dessinera les bureaux du futur, en fonction du rendement des salariés, de leur créativité, de la façon dont leurs interactions contribueront aux profits des entreprises. De plus en plus de start-up proposent de collecter et d’analyser les données comportementales. À Seattle, Volometrix, rachetée par Microsoft, quantifie le temps passé sur les messageries, en réunion, avec tel ou tel collègue, ou supérieur hiérarchique. L’émergence des objets connectés laisse deviner un avenir proche où toute interaction et tout mouvement pourront être décortiqués par une intelligence artificielle, comme cela commence à être le cas dans les centres de tri d’Amazon. Revers de la médaille : aucune seconde, aucun centimètre, aucun échange ne sera voué à échapper aux capteurs. L’intimité au travail appartiendra alors au passé.





3 QUESTIONS À



« Il faut des micro open spaces »



Martin Piot, directeur général de l’agence W



Êtes-vous surpris par les conclusions des chercheurs dHarvard sur l’impact négatif des open space ?

Pas vraiment. Le livre L’Open Space m’a tuer (d’Alexandre des Isnards et Thomas Zuber) est sorti en 2008 et a fait beaucoup de bruit. Il pointait déjà les méfaits potentiels de l’open space, en tout cas de celui qui est mal utilisé. L’open space n’est pas néfaste en soi, c’est la façon dont on le gère qui peut l’être. On ne peut pas reprocher à un lieu d’être ouvert, et considérer qu’il est impropre à la créativité et aux échanges parce qu’ouvert. Ce qui peut le rendre nuisible, c’est lorsque les critères économiques l’emportent sur les données humaines. De nombreuses entreprises ont poussé l’open space à son paroxysme, en considérant que les salariés pouvaient être traités comme des poules en batterie.

Comment différencier un bon d’un mauvais open space ?

Il ne fonctionne pas lorsqu’il est géré de manière trop uniforme ou tentaculaire, qu’il n’y a pas assez de place accordée à l’individu par rapport au groupe. Les travailleurs réclament de plus en plus d’intimité. L’injonction au « co- » [working] est problématique. Au-delà, la culture de la Silicon Valley a fait naître une forme de jeunisme, avec cette idée que l’installation d’un babyfoot ou d’un toboggan donne une meilleure ambiance. Mais toutes les entreprises n’ont pas la même culture que Google, et ça tourne parfois à la catastrophe.

Comment vont évoluer les espaces de travail ?

Revenir à des bureaux fermés n’est pas réaliste, pour des questions de coûts. Et objectivement, il n’est pas très sain de faire travailler des gens à 100 % dans des bureaux fermés. L’information ne circule pas, les gens ne se voient pas, il n’y a aucune passerelle entre les métiers. On assiste à l’émergence de modèles intermédiaires, avec des micro open spaces, au sein d’ensembles plus larges et de journées plus séquencées. L’open space traité de façon humaine peut être un très bon cadre de travail, avec une vraie fluidité de l’information.

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