communication éditoriale
Deux études récentes dissèquent les écrits des dirigeants. Elles aboutissent au même résultat: un discours impersonnel et glacial.

Des mots ronflants, des formules creuses, des expressions mille fois entendues... Dans la dernière édition de son étude sur le discours des dirigeants, Jeanne Bordeau, la fondatrice de l'Institut de la qualité de l'expression, ne mâche pas ses mots: «Les discours résonnent dans le vide! Sauf à de très rares exceptions, le public auquel s'adresse le message n'est pas interpellé: il est dans l'ombre, indéfini.»

Cette spécialiste du langage des dirigeants a examiné les prises de parole dans les rapports annuels et les documents de référence des entreprises. Des patrons de grands groupes (Pierre Pringuet de Pernod Ricard, Franck Riboud de Danone, Carlos Ghosn de Renault, Stéphane Richard d'Orange...) et d'entreprises moyennes.

«Malheureusement il n'y a pas d'évolution marquante des prises de parole ces dix-quinze dernières années, constate Jeanne Bordeau. Il faut que la langue du directeur soit musclée, qu'elle frappe, car il y a un encombrement du discours. Or, c'est plutôt l'inverse que je constate: l'utilisation de mots d'une grande banalité, et le fait que des thématiques comme la créativité, le numérique et l'innovation, soient peu mentionnées.»

Illustration de ces discours stéréotypés avec cet extrait du rapport annuel de Seb, où s'exprime Thierry de la Tour d'Artaise: «Avec le soutien de ses actionnaires et la dynamique collective imprimé par des équipes professionnelles et passionnés, le Groupe SEB continuera de réussir et progresser. Quelles que soient les zones de turbulences à traverser, nous tenons fermement la barre et sommes confiants dans l'avenir.»

Autre élément qui ajoute de la froideur au discours, enlève du concret, et peut contribuer à la démobilisation des salariés: «Peu de métiers sont cités et les hommes ne sont pas du tout présents dans ces propos, selon Jeanne Bordeau. Seuls six des présidents sur trente remercient leurs collaborateurs

Technolecte économique

Une autre étude, réalisée cette fois-ci par Sequoia (Makheia Group) et Occurrence, corrobore cette analyse. «Dans ce 9e baromètre du CAC 40, nous avons intégré, cette année, une analyse lexicographique des messages des Présidents, précise Edouard Rencker, PDG de Makheia Group. Dans les éditos des présidents le “nous” est en baisse (-40%), le “je” stagne. Du coup il y a de plus en plus de tournures passives, impersonnelles. Très peu de dirigeants portent le “je”. »
Par ailleurs le baromètre du CAC 40 pointe une autre tendance: «Il y a trois ans, les trois mots les plus récurrents étaient: “croissance, crise et groupe”, rappelle Edouard Rencker. Cette fois-ci le terme crise a disparu, comme si la récession était terminée ou si la crise faisait tellement partie du paysage, que l'on finissait par ne plus l'évoquer.»

Autre grand oublié des rapports annuels 2012: le développement durable, puisque le nombre d'occurrences a baissé de moitié depuis 2009. Il faut dire que la dégradation de la conjoncture économique, à laquelle s'ajoute l'effondrement d'Europe Ecologie Les Verts dans les sondages, repousse au second plan les problématiques environnementales. Dans le même temps, l'étude de Sequoia relève un regain d'intérêt des dirigeants pour la responsabilité sociale, davantage citée qu'auparavant (+30%). «Les présidents évoquent le développement de leur entreprise, développement social et sociétal», note Edouard Rencker.

Bien sûr, si la crise n'est plus mentionnée directement, elle est omniprésente en filigrane, dans les prises de parole et cela se traduit par l'usage intensif d'un technolecte économique selon Jeanne Bordeau. Exemple avec cette citation de Gérard Brémond, président du groupe Pierre & Vacances: «Les fondamentaux du groupe ont permis à nos activités touristiques et immobilières d'offrir une bonne résilience durant l'exercice 2011/2012. Mais nos résultats sont en retrait, grévés notamment par l'inflation des charges résultant de l'effet mécanique des indices.»

Dans ce contexte morose, les dirigeants mentionnent les oasis de croissance à l'envi: cela aboutit à la surexploitation des mots «émergents», «pays émergents» et «nouveaux marchés» selon l'enquête de Sequoia.

Dans la forme, les entreprises qui ont choisi le mode de l'entretien (questions/réponses) parviennent à vivifier un propos univoque et souvent indifférencié. A la condition que les questions posées ne soient pas trop convenues ou plates. La directrice de l'Institut de la qualité de l'expression mentionne ainsi le format de l'entretien de Georges Plassat chez Carrefour: «L'année 2012 a été marquée par plusieurs cessions à l'international, est-ce l'amorce d'un repli de Carrefour? Y a-t-il d'autres désengagements à venir?»

Les questions directes et impertinentes remettent en cause la capacité de Carrefour à remplir ses engagements mais renforcent la crédibilité du discours. Le dialogue est bien plus dynamique. Dernier point faible des dirigeants dans ces prises de paroles: les métaphores. «Le jeu, le pari, les cartes, le sport (la course, la course automobile), la route, le chemin, la guerre...» Visiblement les PDG ont tous le même fournisseur de métaphores...

 

- Encadré: Les verbes préférés des dirigeants
Selon Jeanne Bordeau il y a d'abord ceux qui sont à ranger dans la famille des anglicismes: «surperformer, impacter, délivrer, supporter, opérer...» Puis il y a les verbes «passe-partout», très pratiques, en même temps très froids: «intervenir, permettre, gérer».  Sans oublier les verbes de progression: «poursuivre, accélérer, générer». Très prisés car ils induisent l'idée d'un mouvement.
La fondatrice de l'Institut de la qualité de l'expression note aussi l'utilisation massive de nouveaux mots, construits à partir du préfixe «multi»: multiformat, multi-enseignes, multilocal, multi-accès... Une sorte de cocktail... multifruits.

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