Après avoir équipé massivement leurs salariés en smartphones et autres outils connectés, les entreprises commencent à chercher le bouton off. Une mission complexe.

«Le droit à déconnexion est une réponse pertinente pour protéger des salariés face aux risques associés à certains comportements, affirme Bruno Mettling, directeur général adjoint  en charge des ressources humaines d'Orange (159 000 salariés dans le monde, 100 000 en France). Et la connexion permanente va s’imposer comme un sujet de dialogue social.» Quand le DRH de l'ex-France Télécom confronté à une vague de suicides en 2009 le dit, l’assertion prend tout de suite plus de poids. La prise de conscience est réelle chez les DRH, depuis que le Syntec (910 000 salariés dans l’informatique et le conseil), a consacré un droit à la déconnexion dans le cadre d’un accord de branche, en avril 2014. «Après deux années de fascination totale pour l’internet mobile, il y a une prise de conscience du fait que les relations au travail se dégradent et que cela génère beaucoup de situations d’épuisement ou de stress», constate Rémy Oudghiri, directeur du département tendances et prospective chez Ipsos, et auteur de Déconnectez-vous (Arlea, mars 2013). Et si 2015 était l’année de la déconnexion, ou en tous cas d’un retour à une connexion raisonnable ?

Sur les effets néfastes de l’hyper-connexion, il y a consensus. Du côté des DRH, la prise de conscience est en bonne voie. Rémy Oudghiri est actuellement très sollicité par les entreprises à ce sujet: «Les DRH me demandent de sensibiliser leurs cadres au fait qu’ils doivent prendre des temps de déconnexion. Il faut dire que des études épidémiologiques menées aux Etats-Unis établissent la relation entre dépendance technologique et burn-out.»

Cadeau empoisonné.

Faut-il faire comme l’Allemagne qui envisage d’adopter une loi sur le sujet? Les syndicats (la CGT en particulier) tentent de mobiliser depuis six mois sur la nécessité d’adopter un droit à la déconnexion pour tous les salariés. Les managers aussi n’hésitent plus à dire que le smartphone de fonction est un cadeau empoisonné: ils jugent dans une étude publiée, le 3 décembre, par l’Apec, que les outils connectés tendent à augmenter leur charge de travail (72%), dégrader la qualité de leur vie privée (60%). Ils sont 89% à estimer que les smartphones de fonction contribuent à les faire travailler hors de l’entreprise. Et moins d’un quart d’entre eux coupent le lien avec le boulot, en se déconnectant. Un cauchemar.

Si les entreprises ont intérêt à s’emparer du sujet, c’est parce qu’il y a de gros risques juridiques: elles peuvent être accusées ne pas respecter le droit au repos des salariés de 11 heures par 24 heures. Et dans le même temps, elles peuvent être prises en défaut par rapport à leur obligation de résultat en matière de santé et de sécurité de leurs collaborateurs. «Il faut généraliser le blocage des mails à partir de 21 heures et faire en sorte que les messages soient redistribués à partir de 7 heures du matin, recommande Jean-Claude Delgènes, président de Technologia. Une façon de couper cette laisse électronique qui suit les salariés».

Dans les entreprises de la branche Syntec, les négociations débutent timidement. «Paradoxalement, les DRH des sociétés informatiques nous disent qu’ils ne peuvent pas couper l’accès au réseau la nuit pour leurs salariés, note Marie Buard, secrétaire fédérale de la F3C CFDT. On essaye de trouver des solutions alternatives: par exemple, la rédaction de notes internes interdisant de répondre aux mails ou téléphones portables entre 21 heures et 7 heures du matin.»

Eric Barbry, directeur du pôle droit du numérique chez Alain Bensoussan Avocats, mise aussi sur la pédagogie: «Nous sommes dans un monde où nous sommes “nativement” connectés, par défaut, et en permanence. Du coup, nous faisons évoluer les chartes internet des entreprises, en intégrant ces problématiques.» Mais le travail à distance génère également de nouvelles difficultés: «Si je suis simplement connecté, est-ce que pour autant je travaille, je suis sous la subordination, au service de l’employeur? Est-ce que parce que j’ai envoyé un SMS cela signifie que j’ai travaillé toute la nuit?», interroge Paul Van Deth, associé chez Vaughan Avocats. Il faut inventer de nouvelles façons d’encadrer le travail à distance. «Les entreprises vont devoir intégrer massivement des trackers d’activité, pour savoir quand la personne est connectée ou déconnectée, quelle est sa durée de travail réelle…», anticipe François Coupez, avocat, fondateur d’Atipic Avocats, spécialisé en droit des nouvelles technologies. Un traçage qui ne peut qu'inciter à la déconnexion.

Chiffres clés : 

23% seulement des cadres se déconnectent systématiquement en dehors de leur temps de travail (un tiers le fait rarement) selon une étude Apec (décembre 2014)

89% des cadres estiment que les outils connectés contribuent à les faire travailler hors de l’entreprise.

Les mots de l’hyper-connexion  

«Phubbing», contraction des termes «phone» et «snubbing» (snober), personne qui utilise constamment son téléphone, et communique virtuellement avec son cercle social, au détriment des personnes «réelles» qui l’entourent.

Nomophobie: phobie de ne pas avoir son mobile à portée de main.

«Workaholic» ou « ergonomane[s]» ne peut pas s’arrêter de travailler, avec un ou plusieurs mobiles(s) ou ordinateur(s) allumé(s) en permanence et utilisé(s) tout au long de la journée. N’a plus d’occupations en dehors du travail…

Définitions issues du mémoire de Marie-Laure Denis, diplômée en Master 2 RH de l’Inseec, primé par l’Association française de communication interne.

3 questions à… Bruno Mettling, DRH du groupe Orange (159 000 salariés dans le monde)

Que pensez-vous de la reconnaissance par la fédération Syntec, par un accord de branche, d’un droit à la déconnexion?

Bruno Mettling. Le Syntec a ouvert la voie en matière de droit à la déconnexion et je salue cette avancée. Si le sujet est pertinent, il n’est pas encore massivement au cœur du dialogue social dans les entreprises. Ce n’est pas un hasard si cela se passe dans le secteur du conseil et de l’informatique, ces entreprises sont précurseurs avec un recours massif à de nouvelles formes de travail (télétravail, mobilité…). Mais cela préfigure un mode de travail qui va se diffuser progressivement dans toutes les entreprises.

Est-ce qu’Orange envisage d’instaurer un tel droit à la déconnexion pour ses salariés?

B.M. Je pense qu’il faut repenser le cadre de travail traditionnel, basé sur le lieu, le temps de travail et le lien de subordination qui va progressivement être amené à évoluer dans le cadre de la transformation digitale. Mais à mon avis, cette réflexion dépasse le cadre de l’entreprise et c’est d’un diagnostic plus global dont les acteurs ont besoin. Dans un second temps, il nous faudra bien sûr en décliner les modalités dans les branches et les entreprises.

Les cadres supérieurs sont-ils les plus exposés à l’hyperconnexion?

B.M. Non cela touche tous les managers. D’ailleurs, les managers de proximité sont au moins aussi concernés par cette problématique. Combien de chefs d’équipe de premier niveau sont amenés à remplir des tableaux, des reportings, etc., en dehors de leur période de travail? A Orange, nous veillons à accompagner les managers et en particulier les nouveaux managers, en les formant à la bonne gestion de leur temps.

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