Tribune

Je me souviens du 7 janvier dernier et des  jours qui ont suivi.

Je me souviens de notre incrédulité, de notre horreur et puis, très vite, de cette émotion qui n’en finissait pas de grandir, nourrie des émotions du monde entier, portée par les réseaux sociaux, les médias. Ces gens, partout sur la planète, qui se réunissaient - comme nous -, qui pleuraient - comme nous - et qui - comme nous - brandissaient des pancartes, des banderoles: les mêmes. «Je suis Charlie» avait envahi le monde.

Nous avons assisté à cela, rivés à Twitter, à Facebook, aux chaines d’info. Nous l’avons vécu, pour la première fois, en nous regardant le vivre en direct et en continu. Notre drame fut instantanément planétaire. Cet écho inédit l’amplifiait encore, exacerbant notre chagrin, notre colère et notre fierté. Si ce qui n’a pas de nom n’existe pas, «Charlie», lui, était nommé. Nous étions Charlie. Nous existions.

Nous existions et nous étions partout. Au fin fond de l’Asie comme à New York ou place de La République, nous étions là. Les stars sur tapis rouge, les dissidents du monde entier, Barak Obama et le café du coin étaient «Charlie». Ça n’a pris que quelques heures, moins d’une journée: notre désarroi et notre besoin viscéral de réagir avaient un nom, un logo: Charlie.

Très vite, d’ailleurs, nous sommes (nous autres, professionnels de la profession) devenus, aussi des «Charliologues». Nous avons produit et analysé des chiffres et des cartes pour comprendre la diffusion fulgurante du petit panneau noir et blanc.

Nous nous sommes étonnés et émerveillés de voir cette «chose», que nous hésitions à nommer, devenir du jour au lendemain, par la grâce de la multitude et des réseaux, une sorte de signe universel. Un objet revendiqué, brandi, assez fort pour faire descendre des foules dans la rue et fédérer des gens de toute sorte. Mais de quoi Charlie était-il devenu le nom?

Des attributs recherchés

Un an plus tard, ce qui reste de ces jours de janvier, si je ne pense qu’à mon métier, c’est d’abord cette question. Et les réflexions qu’elle a ou devrait avoir suscitées chez tous ceux qui, de près ou de loin, s’intéressent aux marques, puisque c’est de cela qu’il s’agit.

«Charlie» peut être compris (et a parfois été cité) comme le premier exemple de «crowdbranding», comme la première marque cocréée par des millions d’individus qui, s’emparant du travail gratuit d’un directeur artistique jeté sur la Toile, ont donné corps à leur besoin de se dire citoyens d’un certain monde. Et, de fait, c’est une création collective qui, en très peu de temps, s’est vue dotée d’attributs que bien des marques recherchent: une identité visuelle, un nom, une notoriété mondiale et une charge émotionnelle sans pareil. Un phénomène d’autant plus remarquable que cette «marque» s’est construite et installée sans un sou d’investissement. 100% earned!

Alors, Charlie? Une leçon de marketing X.0? Une «digital love brand» comme on les rêve?

Je ne crois pas.

Un totem, pas une marque

Charlie n’est pas, n’a jamais été une marque. Pour une raison simple: une marque distingue un objet (un produit, un service, une entreprise, un parti politique) et tente de signifier ses qualités propres, de lui associer des valeurs, des émotions. «Je suis Charlie»  n’est apposé sur rien. Chacun l’a investi, mais qui peut le définir? Il est le nom d’une effusion, d’une éruption de solidarité, d’une vague ou d’une écume. C’est immense. Ça ne suffit pas.

Pour que marque il y ait, il faut une proposition, une offre. Quelque chose qui, comme le rameau de Stendhal, jeté dans une mine de sel, permet la cristallisation. Faute de rameau, le sel scintille mais ne se solidifie pas. Pas de cristal. Pas d’amour.

Charlie, pour moi, c’est ça: le rappel - bienvenu - qu’un torrent d’émotions ne fait pas une marque (ni un parti), même avec un logo et des millions de followers.

C’est pour cela, sans doute, qu’il reste si peu, finalement, de ces jours de deuil et de ferveur. Aucun intellectuel n’a su leur donner de contenu. Aucun politique n’a su canaliser ce flot. Certains journalistes de Charlie (l’hebdo!) ont renoncé, écrasés par le poids des symboles sans substrat et des polémiques qui n’ont pas tardé.

«Je suis Charlie» n’a jamais rien eu à vendre ni même à offrir. Il a incarné notre besoin de nommer l’innommable, de nous raconter que nos émotions intimes étaient universelles. C’est un totem. Il est bon que nous nous souvenions que nous en avons parfois besoin. Et que ça n’a rien à voir avec les marques.

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