Réseaux sociaux
Élargir massivement sa popularité en ligne est possible avec de simples techniques de gonflette numérique, disponibles pour quelques dizaines d’euros. En 2019, les faux amis, c’est cadeau…

Le Portrait de Dorian Gray (1890) est le roman de l’écrivain Oscar Wilde, expert en gestion de réputation. C’est l’histoire d’un jeune homme en admiration devant son propre portrait. Son pygmalion, Lord Henry, lui assure que la beauté physique est la chose la plus importante dans la vie.
En 2019, tout Dorian Gray moderne se doit d’avoir beaucoup d’amis virtuels, toujours prompts à le complimenter sur un réseau social. Ce culte de l’égotisme s’est élargi à tous les acteurs du net, plus ou moins jeunes, plus ou moins professionnels. Il en va de même pour les marques, prêtes à tout pour polir leur image, dans une jungle où les règles du jeu changent de plus en plus vite.

Opérations de nettoyage

Mais la question morale qui se pose, comme chez Dorian Gray, c'est de savoir s’il faut absolument tricher pour surnager dans cette guerre de l’attention où les apparences importent plus que la réalité. L’été dernier, la suppression massive de faux comptes sur Twitter a jeté une lumière crue sur une pratique qui s’est développée de façon industrielle au fil de la saturation des réseaux, sous des formes diverses. Quelque 70 millions de comptes ont été fermés entre mai et juillet. Au mois de novembre, c’était au tour d’Instagram d’annoncer une opération majeure de nettoyage. Sa maison-mère, Facebook, suspend en moyenne entre 500 et 700 millions de comptes chaque trimestre, qu’elle distingue des 2,3 milliards d’utilisateurs actifs mensuels.
Qui sont les sorciers du net, ces pourvoyeurs de formules magiques destinées à tordre la réalité pour mieux la sublimer ? Comme dans les villages d’antan, personne n’avoue faire appel à eux, mais tout le monde sait où les trouver. Et ils n’ont pas besoin de se cacher au fin fond du darknet pour offrir leurs services. Leurs noms sont explicites : Buycheapfollowerslikes.org, Buy1000followers.co ou encore Getafollower.com. L’un deux l’assure : « Il faut montrer que vous avez beaucoup de followers sur votre site, que les gens aiment votre marque. Plus vous avez de followers, plus les gens tendent à penser que vous êtes dignes d’avoir d’autres followers. La preuve sociale peut augmenter le taux de conversion jusqu’à 1400 %. » L’effet de halo, déjà démontré par des travaux sociologiques, fonctionne à plein.

Satisfait ou remboursé

Les prix et prestations sont assez variés. Mille followers se vendent à partir de 10 dollars (environ 8,8 euros) chez un sorcier low cost. Un autre promet de pouvoir fournir 200 000 followers pour un même compte. Un troisième garantit le remplacement des followers disparus ou bloqués. Un quatrième propose des critères géographiques et une haute qualité de CSP. Un énième annonce des retweets pour chaque post, avec une planification des opérations afin que les retweets s’étalent sur la durée et crédibilisent cette poussée de fièvre numérique. Tous garantissent un remboursement si les chiffres ne sont pas atteints.
Les sorciers du net ont une communication très rassurante. L’un d’eux, qui s’autoproclame « The Likes God » (« Le Dieu des “J’aime” »), assure que le procédé d’achat de likes ou de followers est sûr, et qu’il n’a jamais reçu de plainte relative à une suspension de compte. Pour donner confiance, il offre 40 likes sur Facebook en cadeau de bienvenue. Un autre propose des vues gratuites sur les vidéos Instagram. « Il n'y a aucun sens à acheter des likes Instagram sans acheter des vues de vidéos », estime-t-il. « Il est curieux d’avoir, d’un côté, 1000 vues sur une vidéo et de l’autre côté, quasiment aucun like. Vous devez veiller à l’équilibre pour que cela ait l’air le plus naturel possible. »
La plupart des sorciers offrent des packages multi-sites. Dans leurs fioles, des recettes prêtes à affoler les compteurs de YouTube, Vimeo, Pinterest, Amazon, Spotify, Soundclound, Shazam, Periscope, Tumblr, Snapchat, LinkedIn ou Dailymotion. Un artiste qui souhaite booster le nombre d’écoutes sur Soundcloud peut s’en offrir 10 000 pour 100 dollars, livrées en 72 heures et garanties à 100 %.
Tapez « Buy LinkedIn Recommandations » sur Google, et des dizaines de sorciers vous proposent de fausses recommandations de faux anciens collègues ou patrons. Les vingt recommandations coûtent 69 dollars. « Nous fournissons ces recommandations à partir de vraies personnes, disposant d’un profil complet et basées aux États-Unis », explique-t-on chez Getafollower.com. « Nous les déterminons après l’analyse de votre profil et de vos besoins. »

Un procédé « artisanal »

Ces sociétés n’ont pas encore développé de logiciel d’intelligence artificielle ultra-sophistiqué, et fonctionnent de façon relativement artisanale. En vérité, une partie de ces sorciers du net s’appuie bien sur des formules naturelles, à savoir de vrais êtres humains [lire sous papier]. Ceux-ci sont disponibles à l’envi sur les « fermes à commentaires » que l’on trouve sur des forums spécialisés ou même sur Facebook. En échange de très basses rémunérations, ils exercent « ces prestations à la con » (« Bullshit Jobs ») mises en évidence dans divers travaux sociologiques, notamment par David Graeber.
Les petites mains de ces vendeurs d’illusions sont essentiellement basées en Inde et au Bangladesh pour les sites anglophones ou à Madagascar pour les sites francophones. Ils sont rémunérés moins de 5 dollars par heure pour porter la bonne parole.
Sur le site Upwork.com, Nikhilesh [prénom modifié] propose des « services de haute qualité sur réseaux sociaux », englobant les likes et les commentaires sur Facebook et Instagram, ainsi que des émotions (« love », « wow », « haha » selon ses propres mots). Ses clients sont comblés. L’un d’eux l’a employé pendant cinq heures pour un total d’à peine 20 euros afin d’ajouter des followers sur son réseau social. Un autre lui a demandé de… supprimer des faux comptes sur Instagram.

White hat et black hat

Dans cet univers de la magie et/ou de la sorcellerie numérique, deux catégories d’agents d’influence et de hackers existent, selon leur rapport à l’éthique : white hat et black hat (chapeau blanc et chapeau noir). Un forum spécialisé, blackhatworld.com, les met en contact avec ceux qui ont besoin de services un peu plus complexes et sophistiqués, notamment pour passer entre les mailles des filets tendus par les grands sites américains, de plus en plus intraitables. Premier message en tête de page : « J’ai besoin d’avis pour quelques produits. Quelqu’un pourrait-il me fournir un service pour avoir des avis vérifiés pour Amazon ? »
L’ajout de faux followers, de fausses critiques de produits ou de faux likes, qui consiste à manipuler le public, se situe clairement du côté obscur de la force. Que dirait Dorian Gray de l’achat de ces faux amis ? Son maître à penser l’a convaincu de vendre son âme au diable avec cet adage : « Une seule chose est pire que de faire parler de soi, c’est de ne pas faire parler de soi. »

De vrais faux commentateurs

Le site britannique Thesocialmarketeers.org, qui est basé dans le paradis fiscal des Îles Vierges, est en pleine expansion. « We are hiring !!!! » indique-t-il frénétiquement sur sa page d’accueil. Dès connexion, une fenêtre de tchat s’ouvre avec la photo d’une brune à lunettes, souriante et manifestement crédible, derrière laquelle se dissimule peut-être même un véritable être humain, et non pas un bot.
On décide spontanément de se plier au jeu du dopage social, en tout cas de faire semblant :
« - Est-il possible d’acheter des commentaires pour mon profil Facebook ?
- Oui (Elle nous envoie immédiatement 5 choix, entre 10 et 500 commentaires, pour 10 à 500 dollars).
- Pouvez-vous fournir des exemples de commentaires ?
- Ils sont à la carte, c’est vous-mêmes qui les écrivez. Nous nous chargeons ensuite de les poster.
- Très bien, cela me convient parfaitement. Est-il possible de choisir le profil des amis qui vont commenter ?
- Non. Il s’agit d’utilisateurs du monde entier.
- Sont-ils réels ?
- Non. »
Trois secondes plus tard, Maxine – qui est donc bien réelle - semble paniquer. Elle nous indique devoir mettre fin à ce tchat, et ferme la fenêtre. A-t-elle gaffé ? La communication avec le site sera impossible les jours suivants. Le site indique en tout cas que les amis achetés sont réels (ou plus exactement qu’il s’agit de vraies personnes).

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