Médias
Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien, qui réalise près de 400 millions de chiffre d'affaires, explique comment les médias peuvent trouver leur voie en cette période qu'il qualifie de «fin du début de l'ère digitale». Il appelle à un «commerce équitable avec les plateformes».

Vous dirigez depuis dix mois la branche média du groupe LVMH(1). Quelle feuille de route Bernard Arnault vous-a-t-il donnée?

De développer et renforcer le rayonnement de ces très belles marques dans une période de transformation compliquée. Cela fait vingt ans qu’il possède des médias. Il sait que le développement de marques patrimoniales, comme Christian Dior, Vuitton ou Céline, a pris du temps. Et il estime avoir avec Le Parisien/Aujourd’hui en France le plus grand journal généraliste du pays et avec Les Echos le plus grand quotidien économique. Deux titres leaders, comme il aime en compter dans son groupe. C’est une vraie transition digitale compliquée et longue. Mais je veux contribuer à passer sur une autre rive où on aura développé de nouvelles sources de revenus, assuré un équilibre du groupe et garanti au maximum les emplois ainsi que, de façon inconditionnelle, la qualité éditoriale. On est dans un groupe qui va et doit aller de Gutenberg à Zuckerberg.

Pourtant, lorsque le propriétaire des Echos a racheté Le Parisien, certains ont évoqué un mariage de la carpe et du lapin…

Je prends la situation telle que je la trouve. Nous avons deux journaux leaders, avec deux lectorats différents. Et contrairement à certains présupposés, beaucoup de CSP+ et de décideurs lisent Le Parisien qui influence l’opinion et dont on retrouve souvent les unes et les gros titres dans les journaux du matin des radios généralistes et au menu des JT de 20 heures. Ce qui les réunit, c’est aussi une préoccupation pour la qualité extrême de ce qui y est imprimé. Ces deux rédactions sont très éprises de ce qu’elles font comme je le suis.

Ne comptez-vous pas regrouper ces marques médias sous une appellation commune?

Non, LVMH est la holding qui regroupe de nombreuses marques. Il y a quinze ans, il y en avait 45, aujourd’hui 77. Mais il y a peu de synergies entre chacune.

Le pôle médias est-il concerné par le versement d’une prime annoncée par LVMH?

Oui, bien sûr. 

Les synergies entre médias sont-elles achevées?

Elles ne le sont jamais. Nous les voulons plus profondes dans l’ensemble des fonctions supports, dans la monétisation et sur les nouveaux territoires de croissance. Mais il n’y a pas de recherche de synergies entre nos rédactions.

Le Parisien affichait une perte nette de 24 millions d’euros en 2017. Confirmez-vous que LVMH a injecté 83 millions d’euros à la fin de l'année pour combler ses pertes?

Oui. Depuis son rachat en 2015, Le Parisien a dû faire face à un certain nombre de coûts exceptionnels liés à son détourage du groupe Amaury (exercice des clauses de cession des journalistes, déménagement, reconstruction d’un système informatique…). En recapitalisant, LVMH reconstitue les capitaux propres et la trésorerie du Parisien, lui permet de poursuivre ses investissements dans le numérique et de maintenir une information de qualité. Par ailleurs, 2018 n’a pas été une année facile car les investissements publicitaires ont régressé pendant les six premiers mois. Côté ventes en kiosques, certains de nos collègues affichent une baisse de 24%, Le Parisien c’est -13%. Notre portefeuille d’abonnés papier est en hausse à plus de 90.000, mais les abonnements numériques progressent également.

Le Parisien visait 15.000 abonnés numériques en 2018 alors que Le Monde en compte 180.000 et Le Figaro 100.000. Comment rattraper ce retard?

Tous les groupes de presse essayent de rattraper l'erreur initiale, qui a consister à mettre gratuitement sur le net des contenus payants sur le print. Les Echos, qui affichent désormais plus d'abonnés on line (45.000) que print (40.000) ont été précurseurs, suivis par Le Monde. Nous développons aujourd'hui un grand programme d’abonnements via Facebook et Google également. Car n’oublions pas que nous n’avons jamais eu autant d’audience : 17 millions de VU/mois pour Le Parisien et 8 millions pour Les Echos.

Sur quelles innovations travaillez-vous pour 2019?

La livraison de deux nouveaux sites pour les Echos, abonnés et non abonnés. Quant à Leparisien.fr, il va adopter la technologie ARC du Washington Post vendue à 200 titres de presse dans le monde. C’est la plus innovante du marché en termes de rapidité de visualisation de pages et donc de monétisation. Il aura enfin les moyens de lutter face à ses challengers. Le Parisien a déjà trouvé son terrain de chasse privilégié avec le Grand Paris, qui est le plus grand programme de restructuration urbaine au monde avec 35 milliards d’euros d’investissement. C’est est un des horizons mentaux du journal. On mène aussi une expérience de vente de l’édition 75 du Parisien en régions. En 2019, nous allons lancer de nouveaux produits. On peut avoir une dimension régionale renforcée sur les Echos ou un aspect serviciel avec du e-commerce touchant à l’éducation sur le site du Parisien.

Sur la data, les médias peuvent-ils être à la hauteur des plateformes?

Jusqu’à présent, c’est vrai que la data consistait surtout à regarder ce qu’il s’est passé hier. Aujourd’hui, il s’agit de déterminer ce qui va se passer demain. Nous travaillons beaucoup sur des modèles de datas prédictives pour voir à quel moment quelqu’un va se confronter à notre paywall, à quel moment et en fonction de quel article, il va se convertir et s’abonner. On a vu comment ces tunnels d’acquisition fonctionnaient au New York Times et au Washington Post et on s’en est inspiré. On a aussi Gravity, où 23 entreprises mettent en commun de l’inventaire, qui se développe plutôt bien. Face au duopole Google-Facebook, on propose aux annonceurs une base d’audience forte et un travail sur l’enrichissement de la data.

Quel doit être le rôle d’un groupe média à l’heure des réseaux sociaux?

Dans un océan de news, de simili-news et de fake news, il y a des marques qui sont des balises auxquelles on peut s’arrimer. Je suis convaincu qu’on va avoir une réémergence de la force des marques médias car on est à la fin du début de l’ère digitale. Les géants du net découvrent qu’avec leur puissance, viennent de grandes responsabilités. Et que s’ils sont traversés par de grandes manipulations, ils doivent y mettre de l’ordre. Cela va orienter leurs rapports avec des journaux dont le métier est d’être des producteurs d’une information validée.

Le scandale Cambridge Analytica a-t-il contribué à remettre les marques médias au cœur de l’économie de l’attention?

Etymologiquement, informer consiste à donner une forme à quelque chose de diffus. S’il y a une vertu à ce scandale, c’est de montrer que les médias qui détectent les fake news donnent un sens, ce qui n’est pas le cas des plateformes, qui sont au cœur de l’économie de la relation. De notre côté, nous sommes aussi dans la relation avec un lectorat extrêmement fidèle comme le montre le succès de nos événements. VivaTech est un des trois salons mondiaux du secteur. 

À propos de la directive sur les droits d’auteurs et voisins, vous avez montré le déséquilibre de la relation avec les Gafa en citant Coluche «passe-moi ta montre, que je te donne l’heure»…

Dans un monde digital, on ne doit être ni soumis ni en permanente opposition. Chacun a besoin de l’autre. Quel serait le monde de Facebook ou de Google s’il n'y avait plus aucun média ? Quel serait le point de départ des conversations en ligne ? Ces géants en sont convaincus aujourd’hui. Ils ont passé beaucoup de temps à croître et ils ont crû parce qu’ils avaient de bons produits. Mais ils savent maintenant qu’ils doivent composer. Nous avons besoin d’eux. Il faut tenter de rééquilibrer le partage de la valeur en bénéficiant de leur puissance tout en ayant les revenus qui nous reviennent. Il y a eu un transfert du papier vers Internet, à la fois en lectorat et en publicité, dans un monde de gratuité. Il faut rééquilibrer cette relation. Après les avatars compliqués du trilogue Commission-Parlement-Conseil européens, on arrivera à un texte avec un mécanisme de fixation des clés de répartition. Je suis convaincu qu’on parviendra à une rémunération de ceux qui alimentent en informations les Gafa. Il s’agit de vivre dans un commerce équitable avec les plateformes.

Bruno Le Maire, a-t-il eu raison de hâter la taxe Gafa que l’on ne parvient pas à établir au niveau européen en l’imposant à l’échelon national?

Oui, il a eu raison. Il est de bon sens de dire que les grands acteurs internationaux ne peuvent pas moissonner de la valeur sans en restituer une partie. On ne peut pas expliquer que certains, parmi les plus pauvres, constituent une base fiscale facile à trouver, tandis que d’autres sont tellement énormes et diffus qu’on arrive pas à les fiscaliser. C’est de l’intérêt bien compris des Gafa de contribuer.

Envisagez-vous de vous étoffer en radio en rachetant une station comme Europe 1?

Europe 1, comme Le Figaro, n’est pas à vendre. Mais rien n’interdit de penser qu’on puisse regarder une série de cibles. Notre politique d’acquisitions est menée en concertation avec LVMH qui finance son activité médias. On regarde là où il y a des trous dans la raquette pour acquérir des compétences, comme avec Binge pour faire des podcasts. De même, nous sommes devenus le deuxième site d’informations boursières derrière Boursorama en rachetant Boursier.com, lequel est complémentaire d’Investir car son audience est davantage constituée de donneurs d’ordres. On gardera les deux marques et le journal. De façon général, je suis de ceux qui pensent que le papier est encore là pour un moment. 

 

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