Portrait
Auréolé de ses succès nippons avec la marque Elle, Yves Bougon, le patron de Condé Nast en France, doit réenchanter un groupe en peine d'avenir. Pas de quoi effrayer ce manager très flegmatique.

De ses vingt ans passés au Japon, il a rapporté une maison de thé en bambou. Soit un cube de 4 m 2 dont le sol est en tatami. Elle était déjà dans son bureau de PDG Asie du groupe de presse Hearst Fujingaho à Tokyo. La voilà qui trône dans son bureau de Condé Nast France, près du Parc Monceau à Paris. Il propose de faire l’interview dans cette pièce qu’il a gagnée lors d’une vente de charité de Gucci. Il plie avec souplesse sa longue silhouette et raconte son parcours. L’itinéraire d’un fils de cadre moyen, né en 1967 au Havre, dans une famille de quatre garçons et devenu le manager du groupe de presse le plus luxe de France: Vogue, Vanity Fair, AD, GQ, Glamour.

Sa carrière menée loin de la France l’a préservé jusque-là des mondanités européennes. Lors d’un dîner organisé par Google en octobre, Sibyle Veil, la présidente de Radio France, est venue chaleureusement le saluer, poursuivant l’échange entamé pour un portrait d’elle dans Le Monde. Mais l’article était signé de son frère jumeau, François Bougon, spécialiste des médias. La ressemblance est confondante. Des deux, Yves Bougon s’avoue le plus réservé. «J’ai toujours essayé de me forcer à m’ouvrir. J’ai fait beaucoup de théâtre au lycée. Et de l’équitation.» Sa détermination prend toujours le pas sur sa nature. «Ma mère et mes frères en ont beaucoup souffert. Quand je veux quelque chose, je n’abdique jamais, même si je n’agis pas forcément bruyamment», dit-il.

Vingt ans au Japon

À quoi ressemble le chemin de ce jeune homme résolu? «J’étais dans une logique de méritocratie, alors j’ai fait Sciences Po, à Paris, parce que c’était une formation assez généraliste. Fasciné par le chinois et sa calligraphie que mon frère apprenait, je me suis mis au japonais sur les conseils d’un copain et j’ai décroché une bourse d’un an dans une fac japonaise avant d’enchaîner dix-huit mois en coopération là-bas. De retour en France, j’ai fait du marketing et du commerce international à Science Po. Mais j’ai eu une crise existentielle.» Il se réoriente vers la recherche en relations internationales et devient allocataire de thèse. «Re-crise existentielle : je trouvais tous ces gens déprimés et déprimants», lâche-t-il avec sa franchise distanciée.

En 1998, on lui propose via la chambre de commerce de promouvoir l’industrie et les technologies françaises auprès des étudiants japonais en créant un site internet. Le voilà reparti au Japon… pour vingt ans. Il y devient entrepreneur de projets éditoriaux pendant cinq ans. Hachette Filipacchi Medias, qui a racheté le groupe d’édition Fujingaho, lui propose de reprendre les rênes de la filiale alors en plein chaos. «Pendant deux ans, j’ai été face à des armées mexicaines que j’ai du remettre en ordre de marche, ou à des zombis dont il a fallu se séparer, en dépit de la culture japonaise qui exclut le licenciement. Des hommes qui passaient leur journée à regarder un écran noir! L’ambiance était un peu lourde. Je suis passé par des moments dont je n’étais pas très fier. Mais c’était une question de survie pour l’entreprise.»

Un profil rare

En 2006, 98% de l’activité était print et 2% -digital. «J’étais persuadé qu’il fallait développer l’e-commerce labellisé Elle pour trouver des relais de croissance. L’actionnaire comme les équipes n’y croyaient pas. Mais j’ai convaincu tout le monde et dès 2010, on a renoué avec le profit. Cette année, 55 % du chiffre d’affaires relève du print et 40 % du digital, de l’événementiel et du commerce», raconte l’opiniâtre éditeur. Fort de ses résultats, Hearst, qui a racheté l’ensemble des titres à Lagardère, lui a encore fait gravir des échelons. Sa trajectoire n’a pas échappée à Jonathan Newhouse, président de Condé Nast International qui est venu le chercher, en Asie. Un choix qui ne surprend pas Louis Dreyfus, patron du groupe Le Monde: «Yves Bougon est un des seuls Français à connaître le marché international de la presse magazine, de luxe de surcroît. Il peut aussi porter un regard neuf et riche sur la presse magazine française. Avant lui, les groupes de presse ont souvent misé sur des financiers ou des publicitaires. Il est un des seuls Français patron de presse qui soit éditeur depuis plus de vingt ans.» 

Sa feuille de route est précise: «Insérer Condé Nast France dans un réseau plus international, ce qui implique une modernisation des process et des technologies et un changement de nos méthodes de travail. Accélérer la digitalisation et redonner de l’espoir à un marché français toujours un peu défaitiste.» Pas de quoi effrayer un être pour qui le soleil se lève toujours après la nuit. 



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