Presse
Daniel Kretinsky, qui est entré au capital du groupe Le Monde en tant que petit minoritaire, dispose d’un accord écrit de Matthieu Pigasse qui lui permet, en théorie, de prendre le co-contrôle du groupe de presse. Enquête sur un oligarque tchèque qui intrigue, voire inquiète les journalistes.

Affable, courtois, souriant, et volontiers fuyant dans son français parfait à l’accent léger : ainsi décrit-on, chez Marianne, Daniel Kretinsky, le milliardaire thèque qui a racheté le titre en redressement judiciaire que son propriétaire Yves de Chaisemartin lui a vendu comme « la plus belle marque de presse de la République ». Mais depuis qu’il s’est engagé dans des négociations pour racheter les magazines de Lagardère, et surtout depuis qu’il a repris 49 % de la part de Matthieu Pigasse dans Le Monde, l’homme n’est plus simplement vu comme ce francophone et francophile ayant fait ses études à Dijon. Il est aussi un industriel venu de l’Est dont on s’interroge – Le Monde le premier – sur l’origine des fonds, sur l’empreinte carbone, sur sa présence dans des paradis fiscaux… L’intéressé, lui-même, s’est fendu d’un droit de réponse au quotidien dont il est actionnaire à la suite d’une copieuse enquête, pour rappeler que non, il n’avait pas décidé d’établir son groupe d'énergie EPH au Luxembourg pour des raisons fiscales : il payerait 15 % d’impôts en République tchèque, soit autant que dans le duché où des conventions prévoient un prélèvement de 10 % sur place et un autre de 5 % pour le pays d’un ressortissant tchèque. Quant aux îles vierges britanniques, ce serait pour ses deux catamarans…

À contre-courant

Mais qui est donc Daniel Kretinsky face aux médias ? « Un homme opportuniste qui n’hésite pas à ramer à contre-courant comme il l’a montré dans l’énergie », résume Jean-Clément Texier, président de Ringier France. De même qu’il a tout misé sur le charbon à une époque où les grands groupes européens cherchaient à se débarrasser de leurs centrales thermiques polluantes, il n’a pas peur d’investir dans la presse dont les géants des médias cherchent à se retirer. « Ceux qui s’y intéressent sont moins nombreux et il y voit sans doute des opportunités, ajoute l’ancien banquier, sans oublier que c’est un accélérateur de visibilité pour celui qui est aussi propriétaire du club de foot de Prague et qui vit une saine émulation avec son rival Andrej Babis, le premier ministre tchèque également présent dans les médias. » 

Au moment où il a vendu à Daniel Kretinsky sa co-entreprise tchèque avec Axel Springer, en 2013, Marc Walder, le CEO de Ringier a toute de suite repéré chez cet interlocuteur rude mais « fair », et qui sait s’entourer de bons professionnels, un milliardaire capable d’aligner les zéros : il lui a assuré, avec son partenaire Patrik Tkac, une coquette plus-value en payant près de 200 millions d’euros la partie tchèque de sa joint-venture de presse. L’homme s’est alors rendu maître des journaux Blesk, Aha!, Sport, ABC ou Geo. Depuis, son bilan est sans tache du point de vue de Reporters sans frontières : « Nous n’avons aucun témoignage d’ingérence dans la ligne éditoriale des médias qu’il détient », dit-on au bureau des Balkans de RSF.

Son combat contre les Gafa

S’il s’intéresse aux deux dernières centrales à Charbon de France, Daniel Kretinsky nie tout agenda économique caché dans l’Hexagone, notamment dans la perspective de la privatisation d’Engie. Toutefois, il faut noter qu’il ne s’intéresse pas aux médias en général mais à la presse en France, réputée influente dans le monde des affaires. Officiellement, il s’agit d’un « engagement citoyen », comme il l’a déclaré aux Echos, pour « préserver les valeurs de la démocratie libérale ». Marianne a été une mise en bouche, en étant payé 5 à 6 millions d’euros pour 1 million de résultat d’exploitation en 2017. Yves de Chaisemartin, qui lui a vendu ses parts et obtenu un contrat de prestation de conseils et de services pour cinq ans, a noté l’intérêt de Daniel Kretinsky pour les défis du média écrit : « On sous-estime son combat contre les Gafa. Je l’ai vu jour et nuit s’impliquer lors du débat au parlement européen sur la directive sur les droits voisins ». Mais pourquoi avec choisi Natacha Polony, réputée plutôt souverainiste et eurospectique, pour diriger la rédaction ? « Nous avons une obsession commune concernant l’indépendance de l’Europe face aux multinationales du numérique », confie la journaliste qui l’a rencontré pendant deux heures, en août, avant de se voir intronisée. « Il a lu et ratifiée la charte fondatrice de Jean-François Khan », note-t-elle.

Avec le rachat des magazines de Lagardère (Télé 7 Jours, Elle, Version Femina…), qui devrait aboutir à la fin janvier après le feu vert des autorités anti-trust à Bruxelles, Daniel Kretinsky met cette fois la main sur un petit empire de presse, avec 670 salariés. Mariana Sanchez, déléguée CGT, qui l’a écouté le 31 octobre, relate une « campagne fort bien ficelée pour dire qu’il aimait la presse et qu’il avait toujours été respectueux de son indépendance ». Elle demande avec les autres syndicats une garantie d’emplois d’un an minimum en notant qu’il est dans une logique de développement plutôt que de réduction de postes. « Pour ce qui est du rempart contre le populisme, je ne sais pas si cela concerne France Dimanche ou Ici Paris », sourit-elle.

Des synergies sont-elles à attendre avec Marianne ? « Des rapprochements de certains services commerciaux peuvent être étudiés mais tout cela va se discuter », répond Natacha Polony. Papier, publicité et maquette pourraient être concernés, selon nos informations. Ce qui est sûr, c’est que Daniel Kretinsky a une bonne idée de la presse, compte-tenu de son expérience tchèque. Il n’est ainsi pas favorable à la dématérialisation totale par arrêt du papier mais affiche des ambitions numériques pour chacun de ses titres : il serait ainsi assez favorable à l’acquisition de trafic par l’audience gratuite. Et se pose en défenseur de la qualité « si l'on ne veut pas une presse qui demande vingt secondes de lecture. »

Un pool d'enquête au Monde

Reste que Daniel Kretinsky doit maintenant réussir son atterrissage au Monde. Selon nos informations, sa volte-face dans le rachat intégral des parts du Nouveau Monde, la holding de Matthieu Pigasse, n’est qu’une étape : le groupe tchèque dispose d’un document signé du banquier de Lazard qui lui permet d’espérer avoir la cogérance du groupe. « Si un jour Pigasse voulait vendre, il faudrait que ce soit avec nous », résume-t-on. D’où la méfiance de Jérôme Fenoglio, le directeur du Monde, le 19 octobre, sur France Inter : « On va vérifier si cet actionnaire minoritaire veut bien rester minoritaire. On a créé un pool d’enquête pour savoir qui est ce monsieur Kretinsky et quelle est l’origine de sa fortune. (…) Pour avoir confiance, il faut que cela soit en transparence, cela n’a pas été fait en confiance et il y a une part d’opacité. » 

Pour répliquer à cette situation qui a pris de court rédaction et co-actionnaires, le pôle d’indépendance, qui regroupe les sociétés des rédacteurs, des lecteurs et des fondateurs, travaille pour la mi-novembre sur un « droit d’agrément » qui lui permettrait de s’opposer à toute modification dans le capital qui impliquerait un changement de contrôle. Depuis janvier 2017, il dispose déjà d’un tel droit dans la Société éditrice du Monde dont il détient 25 %. Dans Le Monde libre, la holding de tête, le pôle d’indépendance possède seulement un « droit de première offre » en cas de changement de contrôle : il a ainsi la capacité d’empêcher une augmentation de capital supérieure à 33,34 %. À ce titre, il dispose de six mois pour constituer une offre concurrente s’il souhaite s’opposer à la reprise intégrale des parts de Pigasse. Difficile, voire impossible compte-tenu de la hauteur de l’engagement financier de Kretinsky, l’accord avec le banquier de Lazard prévoyant une plus-value de 50 millions d’euros.

Atout « direct et concret », comme dit Gilles van Kote, ancien directeur du Monde, le droit d’agrément contrarie le Tchèque, qui n’imagine pas Xavier Niel, comme Matthieu Pigasse, accepter que l’on donne au pôle le droit de récuser un actionnaire de la holding. D’où sa non réponse aux Echos sur le sujet. S’il entreprenait de co-contrôler Le Monde, il ne pourrait faire l’économie de présenter devant les comités d’entreprise un plan stratégique qui serait ensuite soumis au vote des 1500 salariés.

S’il franchit le Rubicon, Daniel Kretinsky verra refleurir tous les soupçons autour de son empire EPH, aux 25 000 salariés. Un accord avec Gazprom, qui court jusqu’en 2029, lui permet de transporter du gaz russe via son gazoduc Eustream acquis auprès d’E.ON et GDF. Cela suffit pour faire de lui un symbole de cette nouvelle classe dirigeante affairiste d’Europe de l’Est liée à des intérêts russes. Et ce, même s’il a acheminé du gaz à l’Ukraine en pleine guerre du Donbass, au nez et à la barbe de Poutine.

Le capital du Monde

Il est détenu à 25 % par le pôle d’indépendance et à 7 5% par une holding baptisée Le Monde Libre et détenue à 26,6 % par Le Nouveau Monde (holding de Matthieu Pigasse pour 51 % et Daniel Kretinsky pour 49 %), 26,6 % par Xavier Niel, 26,66 % par Madison Cox, héritier de Pierre Bergé jusqu’à la revente de ses parts et à 20 % par le groupe espagnol Prisa. Seuls deux actionnaires, Matthieu Pigasse et Xavier Niel ont un droit de vote. Le groupe Prisa n’a que la possibilité de nommer deux personnes au conseil de surveillance sur les dix représentants.

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