Télévision
Entrer dans un tableau de maître, survoler l’escalier de Chambord, assister à un face à face entre deux ennemis mortels… La technologie offre au documentaire des manières très innovantes de raconter les histoires et de proposer aux téléspectateurs une immersion toujours plus spectaculaire.

Gilad est un soldat israélien; Abou Khaled, un combattant palestinien. Les deux se vouent une haine mortelle. Gilad et Abou Khaled se tiennent face à face, dans cette pièce peu éclairée sans fenêtre ni décoration. Et vous, vous êtes au centre! Les deux hommes vous fixent du regard. Vous choisissez de vous rapprocher de Gilad l’Israélien. Une voix off lui demande qui il est et s’il a déjà tué des gens. Il répond calmement, toujours en vous regardant. Ce sera ensuite au tour d’Abou Khaled.

 

Bienvenue dans The Enemy, expérience audiovisuelle unique. Produit par Camera Lucida et présenté aux participants du Sunny Side of the Doc, qui s’est tenu à La Rochelle du 22 au 25 juin, ce documentaire - car c’en est un - révolutionne le genre. Muni de lunettes offrant un vue à 360 degrés, d’un casque stéréo et d’un système de positionnement, le participant-spectateur est en immersion complète. Sans pour autant être acteur: il assiste aux interviews des deux hommes mais ne pose pas de questions. La seule différence avec un programme télé traditionnel, c’est que le témoin lui répond droit dans les yeux. L’effet est saisissant, troublant même.

 

L’idée a été initiée par le journaliste Karim Ben Khelifa, photographe et grand reporter de guerre. Son objectif était de mettre face à face des combattants que tout oppose et de plonger le spectateur dans cet univers, afin de mieux cerner les raisons du conflit. «Oui, c’est clairement une nouvelle forme de narration, affirme Chloé Jarry, productrice chez Caméra Lucida. Nous nous adressons à des gens élevés avec du multi-écran et les jeux vidéo. Aujourd’hui, nous en sommes encore au stade de l’expérimentation. Nous pourrons bientôt avoir 10 à 15 personnes dans une même pièce.»

 

Une révolution, comme celle des frères Lumière

 

Le projet The Enemy s’appuie sur une série de documentaires classiques, de 52 minutes, destinés à notre bon vieux téléviseur. Le coût de cette expérience immersive s’élève à 300 000 euros dans un budget total de à 1,6 million. A La Rochelle, l’expérience a fasciné. «Nous avons vu une réelle excitation chez les auteurs, assure Chloé Jarry. Ils sont face à un nouveau champ d’expression et comparent The Enemy au phénomène généré par le film des frères Lumière, comme l’entrée du train en gare de la Ciotat.» Rien que ça !

 

Les technologies numériques révolutionnent les manières de filmer et, donc, de raconter les histoires. Elles bousculent le monde du documentaire. «Le documentaire a toujours été précurseur en termes de technique, assure Yves Jeannot, l’organisateur de Sunny Side of the Doc. La technologie, les caméras permettent de raconter les histoires différemment  et de faire évoluer la narration. Le documentaire doit suivre, car le genre implique l’image. La qualité de l’image est très importante dans le récit.»

 

Les caméras de vision nocturne permettent une narration innovante qui séduit les téléspectateurs: ils étaient 4,1 millions à regarder La Nuit des éléphants en décembre 2014 sur France 2. De son côté, Gédéon a envoyé des caméras sous-marines à 1 000 mètres de fond pour filmer l’épave d’un cuirassé français, le Danton, qui sommeillait depuis plus de 90 ans au large de la Sardaigne. Une première. La grande histoire de la guerre de 1914-1918 refait surface de manière spectaculaire. Dans les airs, ce sont les drones qui apportent de nouveaux angles aux histoires.

 

Le numérique et la 3D permettront aussi de pénétrer dans les tableaux de peinture. Un programme proposera une expérience immersive qui offrira une lecture moderne des œuvres. L’animation, qui s’invite dans les documentaires, permet aussi de recréer des univers spécifiques en s’affranchissant des barrières du temps et en recentrant l’attention sur l’histoire ou la narration.

 

Chambord à 360°

 

Révolution technique et narrative donc. Les deux sont liées. Le documentaire s’inspire du storytelling et de la fiction. «Le mélange des registres est fructueux car il permet de renouveler le moyen de narration, notamment sur Internet qui ne s’embarrasse pas de ce genre de détails», indique Marianne Levy-Leblond, responsable des productions web et des projets transmédias d’Arte France.

 

Le téléspectateur prend le contrôle et s’invite dans le programme. Fin 2015, Arte diffusera un documentaire produit par Gédéon sur Chambord. Le château a été filmé à 360 degrés. Sur le Net, le téléspectateur choisira son angle de vue tout en gardant le fil de la narration du film. «Depuis 30 ans, les histoires que nous racontions se résumaient à un petit cadre, assure Stéphane Millière, président de la société de production. Nous sommes au début d’un champ d’expérimentation incroyable. La technologie nous suggère aujourd’hui une nouvelle manière d’écrire.»

 

Alors qu’auteurs, réalisateurs et producteurs n’ont pas encore exploité toutes les richesses de la 4K, l’ultra-haute définition, ils s’intéressent déjà aux technologies futures développées par les scientifiques. Des systèmes exploitant les ondes télémétriques, comme le Lidar, permettront de découvrir de pénétrer la pierre et les monuments, et de découvrir, peut-être, de nouveaux trésors.

 

Les lunettes Oculus Rift, assurant une vision panoramique, sont actuellement le terrain de jeu privilégié des réalisateurs de documentaires. Toutefois, l’expérience immersive ne se résume pas à l’image. Le son innove aussi dans ce domaine. Gédéon prépare une expérience autour d’une trentaine de bancs parisiens où les flâneurs seront plongés dans une histoire grâce à un environnement sonore qui les enveloppera. Une technique qui pourra s’adapter au téléviseur.

 

Un champ d'action pour les marques

 

Attention tout de même à ne pas se reposer uniquement sur la technique. «C’est très bien tout cette technologie qui nous envahit mais elle doit intervenir une fois que l’on sait ce que l’on va raconter, rappelle Diego Bunuel, nouveau directeur des documentaires chez Canal+. Nous devons avoir une réflexion sur la place de l’auteur dans la création, la vision et l’adaptation de la réalité qui permettra de construire la réalité différemment et d’être moins linéaire dans la façon dont on raconte les histoires. Il existe de vraies méthodes pour narrer le réel, comme le font les Anglo-Saxons.» (Regarder l'interview en vidéo ci-après)

 

Spectatrices de cette évolution technologique initiée par le monde des documentaires, les marques n’ont pas tardées à s’emparer de ces avancées. Le projet immersif The Enemy devrait intéresser des annonceurs à la recherche de supports événementiels spectaculaires. Mais les marques se risqueraient-elles à plonger leurs clients au centre d’un conflit armé?

 

Quant à la vision 360 degrés, via Occulus Rift ou des techniques moins élaborées mais spectaculaires, elle est déjà préemptée par Go Pro, ces petites caméras sportives. La banque Société générale, partenaire du rugby français, offre une plongée dans le XV de France et permet d’entrer au cœur d’une mêlée. Une bonne solution pour éviter les coups.

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