Entretien
Pour Gilles Babinet, Digital Champion auprès de la Commission européenne, l’économie d’innovation de rupture s’avère instable, d’autant que les anciens principes ne s’appliquent plus en période révolutionnaire.

Comment analysez-vous la position ultra-dominante de Google et de Facebook, qui ont vu leur part atteindre 78 % sur un marché de la publicité numérique en hausse de 12 % sur un an, à près de 4,1 milliards d’euros ?
J’y vois avant tout des effets de seuil. Pour de nombreux acteurs du marché publicitaire, la compréhension de son fonctionnement et de son évolution constante, de l’ad-exchange, des DMP… se révèle compliquée. Or, les plateformes ont absorbé tout ce système plus facilement, voire l’ont développé. Elles sont au-dessus des nuages. La différence réside notamment dans l’expérience client qu’elles ont créée, dans le service offert par ces géants aux annonceurs. Pensez que le département spécialisé dans les technologies publicitaires de certains grands comptes accueille des personnes mises à disposition par ces opérateurs pour collaborer au mieux avec leurs équipes. Difficile dès lors de rivaliser avec cette approche privilégiée.


Les assistants vocaux, présentés comme la future interface entre le consommateur et les marques, sont encore investis par Amazon, Google, Apple… Doit-on s’attendre à un renforcement de leur hégémonie avec ces nouveaux outils ?
Les innovations provoquent toujours un moment intéressant de transition. Quand le smartphone est arrivé, il a été suivi de l’effondrement de Windows, dont la domination était régulièrement dénoncée quelques années auparavant. La même chose guette peut-être Facebook, avec l’intelligence artificielle, le développement du social spécialisé… ou
encore de la cryptomonnaie, que les fondateurs de la messagerie cryptée Telegram, les frères Dourov, cherchent à créer en levant des fonds qui pourraient atteindre plusieurs milliards de dollars. Si Facebook veut faire de la transaction, c’est impossible car, comparé à Telegram, le réseau a une activité somme toute légale. On est durablement dans une économie d’innovation de rupture, où les positions d’aujourd’hui ne sont pas forcément celles de demain. 

Que pensez-vous des inquiétudes suscitées en France par ePrivacy, le projet de règlement européen relatif à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel dans les communications
électroniques ? Le refus des cookies doit-il par exemple être universel, s’appliquer à tous les sites à partir d’un même navigateur ?
Ces craintes se sont maintes fois exprimées ; en fait, elles ont surgi à chaque fois qu’il y a eu des textes sur les cookies. Mais jusqu’ici, ce sont les adblockers installés par les internautes qui ont fait le plus de mal, bien davantage que les textes réglementaires il me semble. Je ne vois pas ce projet comme un élément ingérable. C’est un texte principiel, comme la Déclaration des droits de l’homme. Il existera donc différentes façons de le mettre en œuvre et des manières de traiter les principales craintes. La Cnil pourrait demander par exemple d’opérer une distinction entre les cookies destinés à améliorer l’expérience et ceux servant de réceptacle à la publicité. Car il ne s’agit pas de pénaliser ce que l’internaute peut vivre, mais de protéger ses données. Après, dans le fond, je crois qu’il y a la loi et le code, qui est également une forme de régulation forte.
C’est-à-dire ?
En d’autres termes, il faut être conscient qu’entre des souhaits théoriques et la mise en œuvre pratique du code, il peut y avoir des écarts importants. Disposer de consoles permettant de visualiser l’ensemble des facteurs de traitement de données auquel un utilisateur est soumis, comme on commence à le voir, peut être plus efficace qu’une régulation complexe. Les deux ne sont d’ailleurs pas incompatibles, mais il me semble que l’expérience utilisateur peut faire plus pour la réappropriation de la gouvernance des données par les utilisateurs que la régulation. 

Plus globalement, les cadres législatifs sont-ils des handicaps pour l’Europe ?
Je pense depuis longtemps que notre réglementation est inadaptée. D’ailleurs, ne dit-on pas que les Américains inventent, les Chinois copient et les Européens légifèrent ? Je suis favorable à ce que l’on observe d’abord, que l’on réglemente ensuite. Par ailleurs, le législateur explique que le danger réside dans les données personnelles, dans l’utilisation que certains pourraient en faire. Mais n’oublions pas que les plateformes reposent sur un deal « service contre data ». Cela signifie que, tant que le consommateur est content du service, il ne voit pas de problème. Et le risque d’abus de la part d’une compagnie comme Facebook est presque nul. Mais l’Europe a besoin de légiférer, car elle a inventé le droit. En revanche, l’actualité nous montre que le vrai danger réside dans les fake news, un sujet qu’il va falloir traiter. Par ailleurs, nous vivons une révolution numérique. Et dans toute période révolutionnaire, les principes qui régissaient jusqu’ici ne s’appliquent pas, ne s’appliquent plus. 

L’intelligence artificielle, souvent présentée comme en étant à ses prémices, n’offre-t-elle pas une véritable opportunité de redistribution des cartes ?
Je crois en effet que ce facteur n’est pas suffisamment bien perçu. Le monde dans lequel nous entrons est certes massivement fait de données, mais il est également instable. On a tendance à croire que l’intelligence artificielle représente la révolution numérique ultime. Or il y en aura d’autres et chacune représente un risque pour les mastodontes en place. Songez que, dans les années 1990, Microsoft était considéré par un auteur de Wired comme indétrônable pour le siècle à venir. Si l’entreprise est toujours très puissante, ce n’est plus elle qui dessine le futur du numérique comme il y a vingt ans. 
C’est la même chose pour Google par exemple : le géant du web réussira-t-il à passer du search au conversationnel ? Aujourd’hui, si vous voulez partir en vacances, vous allez faire des recherches successives « vacances en Thaïlande pas cher + groupe » ou « séjour itinérant en Thaïlande », etc. Demain, vous énoncerez peut-être « peux-tu s’il te plaît m’organiser des vacances pour visiter les meilleurs coins de la Thaïlande avec mes copains pour un budget inférieur à X euros par personne ? ». Avec cette évolution, rien ne garantit que Google parvienne à garder sa situation de monopole sur le search. Il en est probablement ainsi pour de nombreux acteurs et, en soi, c’est assez darwinien.

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