communication
L’Opéra national de Paris veut s’ouvrir à de nouveaux publics. Et sort le grand jeu commercial. Enquête dans les coulisses d'une offensive marketing inédite.

Depuis quelques jours, à grand renfort d'affiches, l'Opéra national de Paris investit les quais et les couloirs du métro. En vedette, la campagne d'abonnements 2010-2011. Certes, la prestigieuse maison n'est pas novice en matière de communication commerciale, mais plus inédite est l'ardeur décomplexée avec laquelle elle semble y prendre goût. Dernier point d'orgue de cette émancipation : une bâche publicitaire recouvrant toute la façade ouest du palais Garnier, prête à commercialiser plus de 500 m2 d'espace publicitaire. Un record pour un monument historique.

L'Opéra de Paris n'aurait donc plus peur de faire du marketing? «Chut!, lance Jean-Yves Kaced, directeur commercial et développement. Certains termes résonnent encore ici comme des gros mots.» Il n'empêche, la note est donnée, qui doit sans doute beaucoup au nouveau directeur de l'établissement, Nicolas Joel, ancien patron du théâtre du Capitole de Toulouse, nommé en 2009 pour six ans. Mais l'Opéra avait-il le choix?

Le modèle économique de l'institution relève à la fois du cas d'école et du casse-tête. Fort d'un budget annuel d'environ 180 millions d'euros, financé à près de 60% par l'État, l'Opéra doit en permanence composer avec une double mission : d'une part, garantir la meilleure diffusion du patrimoine lyrique et chorégraphique; d'autre part, assurer le renouvellement de ce patrimoine par la promotion d'œuvres inédites et de nouvelles productions. Pas simple.

Dans ce cahier des charges, il y a un enjeu majeur: le public. Entre Bastille et le palais Garnier, l'Opéra doit commercialiser 5 300 places, ce qui en fait la plus grande scène culturelle en Europe. Chaque année, 800 000 places sont mises à la vente.

La fidélisation ne suffit pas

Selon l'étude ministérielle sur les pratiques culturelles des Français, seule une personne sur trois déclare avoir été «en contact» (télévision, radio, spectacle de rue et théâtre) avec l'art lyrique dans les douze derniers mois. Pour la danse, le ratio monte à 10%. «Cela nous laisse un potentiel colossal de développement», sourit Françoise Roussel, directrice marketing et relations avec le public.

Qui achète pour Bastille et pour Garnier? Un public très élitaire, surdiplômé, économiquement nanti et relativement âgé (45 ans en moyenne). Pour le fidéliser, l'Opéra s'est constitué une véritable petite machine de guerre marketing : base de données (BDD) de 450 000 adresses, segmentation affinée de la clientèle, envoi de courriels (400 000 messages) et de SMS ciblés... Le tout chapeauté depuis 2009 par une plate-forme CRM intégrant le site Internet (50% des ventes hors abonnement), la BDD et la billetterie.

Mais fidéliser ne suffit pas, loin de là. «Contrairement aux idées reçues, les abonnements ne représentent que 25% des places vendues [30% du chiffre d'affaires billetterie]», remarque Françoise Roussel. Il faut donc conquérir, et massivement. Outre le développement des abonnements jeunes et un quota de places à tarif très réduit proposées chaque soir en guichet (dont 62 places à 5 euros), l'entreprise doit multiplier les leviers de rajeunissement et de diversification de sa clientèle.

La «démocratisation» ne passe-t-elle pas d'abord par des pratiques tarifaires moins dissuasives ? Là encore, rien de moins simple. Avec des places d'orchestre à 130 euros, l'Opéra de Paris est deux à trois fois moins chers que ceux de Londres ou New York. «Nous nous situons dans la moyenne des prix européens», précise Françoise Roussel. Encore beaucoup trop cher, reproche-t-on communément. Et pourtant, une place pour Wagner vendue 170 euros coûte en réalité le double. Soir après soir, du moins côté scène lyrique, l'Opéra de Paris perd de l'argent. Les seuls coûts de production (décors, costumes et mise en scène) et de plateau (orchestre, choristes, chef et chanteurs, au cachet compris entre 1 000 et 15 000 euros par représentation) dépassent en effet largement les recettes des théâtres, dont le taux de remplissage frôle cependant les 100%.

Multiplication des sources de financement

La billetterie rapporte 50 millions d'euros, soit un peu plus du quart du budget. Il faut donc trouver d'autres leviers de revenus. Premier d'entre eux, le mécénat, qui draine 8,5 millions d'euros. Forte de 3 000 particuliers et près de 200 entreprises, l'Association pour le rayonnement de l'Opéra national de Paris (Arop) est à ce jour la plus importante association de mécènes dans le secteur musical. «Nous invitons nos clients aux spectacles une dizaine de fois par an, permettons chaque année à cinq cents de nos collaborateurs de visiter les coulisses et à trois cents autres d'assister aux générales. Nous organisons également de grands événements dans les espaces des théâtres», détaille Pierre Hurstel, directeur de la communication d'Ernst & Young, mécène principal.

Autres sources de financement : les visites publiques des théâtres (500 000 personnes, soit un revenu de 5 millions d'euros), la location et la vente d'espaces publicitaires (2 millions d'euros), la location privative des espaces (1,4 million), les concessions (parking, emplacement de l'ex-Fnac Bastille, bars d'entracte, soit 500 000 euros).

Dans le droit fil du Metropolitan Opera de New York, l'Opéra mise également sur le développement de produits dérivés. En septembre 2009, le palais Garnier inaugurait une importante boutique. Librairie, CD, DVD, mais aussi une flopée d'articles à la griffe de la maison : textile, confiserie, épicerie fine, cadeaux, etc. «Nous allons également développer une politique d'expositions, notamment avec la Bibliothèque nationale de France, et renforcer notre production éditoriale», explique Jean-Yves Kaced.

En cinq ans, le produit des activités commerciales hors billetterie a augmenté de près de 50%. Ça n'est pas fini. Fin 2010-début 2011, le palais Garnier ouvrira un restaurant de deux cents couverts, designé par l'architecte Odile Decq.

 

 

 

L'Opéra fait son cinoche

En décembre 2009, une centaine de salles de cinéma en France, Belgique et Suisse diffusaient en direct du palais Garnier Les Ballets russes, point d'orgue de la saison chorégraphique. Un relais de diffusion auquel la précédente direction s'était toujours opposée, au nom de la défense de l'art vivant. Foin de ces états d'âme, le nouveau patron de l'Opéra national de Paris entend au contraire multiplier les opérations de ce type. Peter Gelb, le très charismatique patron du Metropolitan Opera de New York, ne l'aura pas attendu, qui a lancé la troisième saison de directs par satellite et en haute définition dans des cinémas du monde entier (en France, plus de soixante salles et 100 000 spectateurs).

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.