CORPORATE
Se préparer à gérer une crise permet de mieux en maîtriser les conséquences. À condition d’avoir posé au préalable la réputation comme atout stratégique et de bien comprendre son environnement.

Entreprise et crise. Les deux termes d'une équation explosive qui tend à se multiplier sous les formes les plus diverses, à l'exemple de Samsung, contraint de retirer du marché son modèle S7 pour cause de batterie défaillante, de Whirlpool, devenu le symbole du dumping social en pleine campagne présidentielle, ou encore de Vivarte, empêtré dans une gouvernance erratique…

Internet n'est pas étranger à cette accélération des crises, notamment en multipliant les prises de paroles publiques, comme en témoigne une étude du Syntec RP et de l'Union des annonceurs. Mais le web n’est pas le seul facteur de risque réputationnel. Les débats de société, qui ont pris aujourd'hui une autre dimension dans la sphère publique, et tous les éléments qui alimentent l’incertitude participent de cette situation de crise quasi-permanente. «C’est John Major, Premier ministre du Royaume-Uni, qui a ouvert cette ère nouvelle en révélant une étude selon laquelle le prion, à l’origine de la maladie de la vache folle, pourrait passer à l’homme. Pourquoi a-t-il fait état de cette étude? Du fait de la pression de l’opinion publique qui veut savoir de quelles informations disposent les décideurs. Ce moment marque l’entrée dans l’ère du principe de précaution qui marque un nouveau rapport à l’incertitude», analyse Jean-Christophe Alquier, fondateur et président d'Alquier Communication.

La primauté accordée à la légalité doit aussi être reconsidérée, estime Caroline Marchetti, cofondatrice de l'agence corporate Maarc: «L’opinion fait aujourd’hui une grande différence entre le légal et l’acceptable. Beaucoup d'entreprises n’ont pas perçu les nouveaux risques qu’elles prenaient à l’aune de cette nouvelle exigence. Les normes édictées par l’opinion publique ont pris le pas sur les normes internes.»

A l'image du monde politique, les entreprises doivent désormais faire face à une exigence du public bien plus grande. Lafarge en a fait les frais. Au prise déjà avec une affaire de financement de l'organisation État islamique, son PDG avait annoncé que l’entreprise était disposée à participer à l’appel d’offres lancé par Donald Trump pour construire un mur le long de la frontière avec le Mexique, relançant du même coup les polémiques. Le groupe a manifestement manqué de flair, souligne Jean-Christophe Alquier: «Si l’action de Daech était limitée à la Syrie, l’impact aurait été complètement différent.»

Crucial temps de prévention

Ce nouveau cadre doit d’abord pousser les entreprises à reconsidérer non seulement la façon de gérer les crises, mais aussi leur gouvernance globale. Un pas difficile à franchir, estime Joshua Adel, directeur associé d'Ylios: «Le risque réputationnel reste un impensé. La difficulté est double. D’un côté, l’entreprise doit accepter que ce risque est systémique et dépasse donc le périmètre de la communication; de l’autre, s’engager dans une démarche pluridisciplinaire pour cesser de s’écouter elle-même et entendre les parties prenantes et la société.» En somme, une véritable révolution copernicienne. «Il faut que les entreprises comprennent que le marketing dépend de la communication et pas l’inverse. Si le marketing, ou un autre département, devient tout puissant, la communication ne peut plus protéger la réputation de l’entreprise», ajoute Laura Visserias, senior vice-president corporate, crisis & public affairs de Weber Shandwick France.
Devant la montée des périls, le temps de la prévention devient crucial. «C’est là qu’il faut mesurer et comprendre les conversations dont l’entreprise est l’objet, résume Laetitia Rosille, head of corporate practice d'Ogilvy Paris. Cela permet de faire une cartographie des zones sensibles, mais aussi de cerner les zones d’opportunité et les alliés possibles. Il faut comprendre l’écosystème digital et connaître les forces en présence.»
Si une place croissante doit être accordée aux systèmes de veille automatiques, seuls à même de brasser la masse d’informations, tout ne doit pas leur être subordonné, prévient Eric Giuily, président de l'agence Clai: «Ils ne remplacent pas la capacité d’interprétation humaine faite d’intuition, d’expérience, de bon sens et de ressenti. Car le contexte reste déterminant. Des mouvements souterrains peuvent soudain se sédimenter, comme l’a démontré le cas de l’écotaxe.» Quant à internet, il faut cesser de le considérer comme un fléau absolu, assure Laura Visserias: «Il faut que les entreprises découragées par internet, qui pensent qu’on ne peut rien faire, comprennent que c’est faux. Il est possible de construire un écosystème pour gérer rapidement le problème avec responsabilité.»

Le local, premier secours

La prévention passe aussi par une évolution de la culture interne. L’entreprise doit savoir contrebalancer l’autonomie des «business units», si prisée pour sa capacité à susciter une bonne osmose avec l’environnement, et réintroduire une vision partagée, estime Laetitia Rossille: «L’enjeu est de créer une culture commune tout en augmentant la capacité de décision locale pour qu’elle soit la plus proche du terrain. Le point de premier secours doit être au niveau local.» Un processus qui exige une forte implication: «L’un des enjeux clés est de réussir à embarquer le management local, car il perçoit le process de gestion de crise comme une contrainte supplémentaire. Il faut savoir se faire des alliés en interne. Pour un patron d’usine ou ses managers, le risque réputationnel n’est pas une priorité.»
Une fois la crise déclenchée, deux facteurs façonnent la suite des événements, estime Jean-Christophe Alquier: «Le premier est le contexte constitué par la situation de la société, sa sensibilité au problème. Le second est le profil de l’entreprise elle-même, son histoire, ses antécédents et son processus décisionnel.» Un constat qu’illustre l’évacuation violente d’un passager d'United Airlines causée par une situation de surbooking: «United avait une image de marque déjà dégradée, explique Emlyn Korengold, président de TBWA Corporate France. La compagnie s'était déjà illustrée en réduisant en poussière les guitares d'un groupe de rock, qui en avait fait le thème d'une chanson… United s'est réfugié d'emblée dans le respect des process, sans manifester la moindre empathie pour le passager et sans prendre en compte l'impact des images.»
Le départ d'une crise n’en est que plus décisif, insiste Maud Gatel, directrice conseil du pôle influence de TBWA Corporate France: «Les quinze premières minutes sont capitales, car il faut être en mesure de qualifier les informations. Pour y arriver, il faut avoir au préalable créé les canaux afin de pouvoir les activer le moment venu.»

Un espace spécifique pour gérer la crise

Un autre danger invisible, interne cette fois, guette l’entreprise, prévient Julien Landfried, associé affaires publiques du pôle influence de Publicis Consultants France: «La difficulté, c’est de penser contre soi alors même que la crise renforce l’entre-soi.» L'agence Elan Edelmann est allée plus loin en créant de toutes pièces, avec des ergonomes et des architectes d’intérieur, des espaces spéccifiques pour la cellule de crise. Objectif: disposer d’un outil ad hoc qui soit aussi un outil de communication, explique Thibault Joseph, directeur associé d'Elan Edelmann: «Aujourd’hui, donner à voir la mobilisation et la capacité des entreprises à faire face à une crise devient un enjeu majeur de la communication de crise.» Trois projets sont actuellement en cours pour des clients du secteur de l’immobilier et de la cosmétique.
Ce souci de faire coïncider une situation exceptionnelle avec un espace spécifique inspire aussi le mode de fonctionnement de la cellule, précise Thibault Joseph: «Elle doit réunir au moins trois éléments: un pilote qui joue le rôle de chef d’orchestre, mais qui ne doit pas forcément prendre les décisions finales, il synthétise et dispatche les informations aux bonnes personnes. Un communicant chargé de piloter la stratégie de défense de la réputation. Un secrétaire de séance, qui assure la traçabilité des décisions. Ce triumvirat doit avoir à sa disposition des experts, qu’il mobilise au gré des circonstances. Et au-dessus de la cellule de crise, nous préconisons d’avoir un décideur, qui peut se trouver dans un lieu séparé afin d’être protégé du flux d’information permanent.»

L'idéal, évidemment, étant d'investir massivement en amont dans la prévention et le renforcement de sa réputation.

Ne pas confondre crise et transformation

Une crise peut facilement être mal interprétée et dissimuler, en réalité, une mutation bien plus profonde, explique Joshua Adel, directeur associé d'Ylios, en illustrant son propos avec le cas de l’industrie pharmaceutique: «Depuis la crise du Mediator, l’environnement a été bouleversé, avec une nouvelle agence du médicament et un renforcement des contraintes de transparence. Or la crise continue. Cette industrie vit en réalité une transformation. Pourquoi? Parce qu’il y a aujourd’hui un débat global sur la santé publique. Et dans ce débat, une ONG, défendant une conception non-marchande de la santé, a récemment pointé du doigt les labos comme étant coupables des dysfonctionnements actuels. Traiter une bataille culturelle et idéologique avec les outils de la communication de crise est illusoire.»

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