Juin créatif
Rencontre avec Alexander Kalchev, directeur de la création de DDB Paris, ce créatif d’origine bulgare, livre son ressenti sur le festival, sa refondation, et passe au crible le monde de la publicité.

Que représentent les Cannes Lions pour vous ?

Alexander Kalchev. Le plus intéressant est de pouvoir rencontrer des professionnels d’autres pays. Cela m’a beaucoup apporté. Depuis dix ans que je fréquente le festival, j’ai eu l’occasion de me lier d’amitié avec des créatifs étrangers et nous avons là une occasion de nous retrouver. Il y a, certes, les prix, mais cette relation affective est enrichissante. Finalement, à nous observer, nous nous apercevons que nous avons tous les mêmes problèmes, les mêmes ambitions, les mêmes peurs, mais surtout, que la même énergie créative nous anime et nous fait vibrer.

Cannes permet aussi de prendre de la hauteur. Nous sommes souvent enfermés dans notre petit monde et il est rafraîchissant de pouvoir s’en écarter et de partager avec d’autres nos savoirs au moyen du langage publicitaire. Cannes m’a tellement apporté qu’il est très difficile pour moi d’être cynique sur le sujet. Au-delà du réseau que l’on pourra définir comme « fonctionnel », le festival permet des rencontres qui ouvrent l’esprit et il est très rassurant de voir que la publicité attire toujours autant de personnes brillantes.



Quelle est la tonalité créative du festival ?

Tout le monde parle en ce moment du craft mais en réalité, c’est le cœur même de notre métier. Il est devenu une excuse pour définir des idées faciles très bien exécutées. Si tu regardes les vainqueurs des catégories Craft, ils sont souvent les mêmes que la catégorie Film. Il est impossible de prendre un Lion seulement sur le craft. Un jury ne peut pas nommer un film juste sur la qualité de la lumière. Il est très étrange de dissocier le craft du reste de la création. Sir John Hegarty, fondateur de BBH, disait : « La publicité est composée à 80 % d’idées et à 80 % d’exécution. » 

J’ai été étonné de voir les catégories cette année. J’y vois un souhait du festival de s’inscrire dans le monde actuel, celui des technologies, comme avec la data. Ils veulent couvrir tout le spectre. La catégorie e-commerce est celle qui m’a le plus interpellé. Cet ajout dénote d’une certaine ambition pour le festival. Il ne s’appelle d’ailleurs plus le festival de la publicité mais le festival de la créativité. Je suis curieux de voir quels projets seront primés.



Justement que pensez-vous des évolutions du festival ?

C’est une année de transition entre l’ancienne version et la nouvelle. L’organisation va ajuster les catégories au fur et à mesure. Paradoxalement, on observe depuis toujours ce questionnement autour du format des festivals. 

Je feuilletais l’autre jour un livre récapitulatif des D&AD 1976 et l’introduction présentait déjà le nombre de prix, de catégories, l’argent ou la frilosité des clients, comme des facteurs de questionnement profond. Plus de 40 ans après, peu de choses ont bougé de ce côté-là, mais les gens ne connaissent pas forcement l’histoire de la publicité.



La pub manquerait-elle de mémoire ?

Lorsque l’on est créatif, il est important de savoir qui est venu avant nous car ceux qui méconnaissent l’histoire seront amenés à la répéter. Et il n’y a rien de pire que de s’entendre dire que sa création a déjà été produite. Qui va rester dans l’histoire de la pub de nos jours ? David Droga ? [lire son interview p. 6] Même Alex Bogusky, cofondateur de l’agence Crispin Porter + Bogusky, qui était un roi, un génie il y a dix ans, n’est pas connu des jeunes créatifs. Effectivement, le monde de la pub a la mémoire courte.



Le Grand Prix dans la catégorie Film est un moment fort du festival, comment voyez-vous ce pan de la création ?

Nous travaillons énormément afin de dépasser le simple format publicitaire. Nous pouvons désormais nous diriger vers de l’entertainment et chercher des écritures qui nous permettent de sortir des formats habituels. Cela bien sûr avec le soutien des marques. J’adore pouvoir me rapprocher d’écritures proches du cinéma car elles nous incitent à raconter des histoires encore plus travaillées. Auparavant, nous étions limités par le format mais la totale mutation des supports a induit une possibilité de narration longue forme. Le contre-effet de cette liberté est le manque de discipline. On tombe dans la facilité, dans le plaisir, si bien qu’au final le projet s’étire sans motif. La barre est tellement haute dans l’entertainment, avec les séries et les films, que si l’on veut pénétrer ce monde, il faut pouvoir se comparer à eux. Donc un film de 5 minutes pourquoi pas, mais il faut avoir de quoi tenir la longueur.



Le cinéma et la publicité peuvent-ils se réunir ?

Nous essayons, en tout cas à l’agence, de profiter de ces passerelles qui existent entre les deux univers. Il faut néanmoins que cela reste très rare mais surtout justifié. Cela nous permet de réunir le meilleur des deux mondes. 

Par ailleurs, n’oublions pas qu’il est beaucoup plus facile de faire un 5 minutes qu’un 30 secondes… et c’est quelqu’un qui sort de longs spots qui le dit (rires). Dans un format court, tout est affaire de discipline narrative et de rigueur dans la recherche des plans. Il faut revenir à l’histoire. Aujourd’hui, il est possible de laisser tourner la caméra toute la journée et de te débrouiller au montage. Avant, avec la pellicule, et sans retour, le manque de discipline était fatal. Hitchcock faisait seulement trois prises pour ne donner qu’une seule solution de montage aux studios. Ces nouvelles manières de faire nous ont rendus moins exigeants sur la structure de la narration.

 

Dans ces conditions, comment allier technologie et création ?

Une nouvelle technologie comme la VR n’a en réalité que peu de pénétration dans notre société. Très peu de monde possède un casque donc les projets n’ont pas touché beaucoup de personnes. C’est encore très expérimental. Il y avait au départ une énorme excitation, mais là on passe dans la phase de désillusion décrite dans le cycle du hype. Nous allons au fur et à mesure réévaluer la technologie pour arriver à une productivité satisfaisante. Nos clients n’ont pas encore besoin de ça, car il n’y a en réalité pas une énorme demande. Pour ce qui est de la data, les nouvelles lois et les scandales liés aux données ont rappelé que la data ne peut pas être un open-bar où chacun se sert. On aborde enfin une notion éthique passée sous silence jusqu’alors et c’est une bonne chose. Le RGPD est un bon exemple même s’il est difficile de prévoir de quoi sera faite la technologie future ni son impact. La data doit nourrir le planning, fournir des insights, et le planning doit la digérer pour l’utiliser à son avantage avec la création.  

 

Les créatifs ont-ils aujourd’hui une plus grande responsabilité ?

 Nous sommes un acteur dans cette société et avons un gros impact sur la vie des gens. J’ai été élevé publicitairement avec l’idée qu’il ne faut pas flouer ou trahir le consommateur. Nous avons une responsabilité : celle de former l’opinion dans un monde en perte de repères avec des phénomènes comme les fake news. Si l’on veut construire des marques sur le long terme, elles doivent être transparentes. Les consommateurs cherchent ce lien de confiance. L’exemple des États-Unis, dans les années 50-60, reste le meilleur avec une campagne comme « Lemon » pour Volkswagen. Ça fait 60 ans que l’on essaie de faire mieux et l’on n’a pas réussi. C’est tellement décevant (sourire).

 

Comment voyez-vous la création française ?

En France, on regarde trop les autres avec complexe alors qu’on fait des choses superbes. On voit émerger des petites agences capables d’impacter le marché comme Buzzman ou Romance. D’ailleurs, cette dernière a révolutionné la publicité avec son travail pour Intermarché. Tu n’as pas besoin d’être dans un groupe de 80 000 personnes pour impacter, c’est une vraie nouveauté positive. Un réseau comme Wieden+Kennedy n’est pas énorme mais son impact est très fort. En France, il y a de l’ambition, des jeunes créatifs talentueux. Je suis confiant pour les années à venir.

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