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Au centre du jeu, le directeur marketing est le trait d’union privilégié entre l’annonceur et les agences. Un professionnel jugé aujourd'hui de moins en moins audacieux par les dirigeants d'agence... Comment s'explique ce phénomène ? Ont-ils raison ? Décryptage.

[Cet article est issu du n°1946 de Stratégies, daté du 12 avril 2018]

 

« Moins de tests, plus de testicules ». Prononcée au milieu des années 80 - déjà - par le grand manitou de la publicité Jacques Séguéla, l'assertion provocatrice résonne plus que jamais dans les couloirs des agences. C’est en tout cas le constat que font actuellement nombre de publicitaires, pour qui la créativité serait régulièrement sacrifiée sur l’autel de la sécurité. Avec un « coupable » idéal en ligne de mire : le directeur marketing. Alors, le « DM » serait-il réellement devenu castrateur ? Est-il le seul responsable de cette situation ? Les agences ne prêcheraient-elles pas tout simplement pour leur paroisse ?

Dépendants aux tests

Premier constat : les tests sont partout ! « Une création, aussi extraordinaire soit-elle, est aujourd’hui dépendante des tests », concède Arnaud Belloni, directeur marketing et communication de Citroën. « D’ailleurs une campagne ayant eu des mauvais résultats n’a quasiment aucune chance d’être déployée », appuie Gautier Champenois, marketing manager healthcare chez Reckitt Benckiser. Cette généralisation des tests se retrouve dès le stade des compétitions. « Cela engendre des compétitions longues, avec beaucoup d’allers-retours. Le budget publicitaire Vichy a été départagé en fonction de résultats de tests, et opposait les pistes créatives des deux agences finalistes », dévoile un fin connaisseur du sujet.

On l’aura compris, les tests, s’ils constituent une ceinture de sécurité dont le port est obligatoire pour les directeurs marketing, sont régulièrement à l’origine de frictions entre annonceurs et agences… Qui n’hésitent pas à porter un regard diamétralement opposé sur la question. « Je n’ai rien contre, mais quand les tests sont faits sur la base de storyboards ou de scripts, on peut légitimement s’interroger sur leur valeur », pique Matthieu Elkaïm, directeur de la création de BBDO Paris. « Les tests fonctionnent selon des scores. Quand le score demandé est très élevé, cela peut rapidement devenir compliqué », révèle en off un autre dirigeant d’agence, qui n’hésite pas à enfoncer le clou : « Il y a une part de pif dans ce métier et ce ne sont pas les tests qui vont donner la réponse ».

Une approche intuitive qui ne doit pas occulter l’apport des données mesurables pour les directeurs marketing, alors que « des notions comme l’émotion ou la dimension artistique sont très difficiles à évaluer », rappelle Meryem Amri, directrice innovation et prospective au sein de l’Union des annonceurs (UDA). « On peut comprendre les réticences mais nous avons le même degré d’exigence envers nos agences qu’envers nos cabinets d’étude, et nous sélectionnons ceux qui sont capables de se mouiller dans leurs recommandations », tempère David Garbous, directeur du marketing stratégique chez Fleury Michon, qui considère que le manque d’audace régulièrement décrié par les publicitaires est une « fausse barbe ». D’autant que si les tests sont de plus en plus présents, certaines marques résistent à la tendance. « Je milite pour une approche un peu à l’ancienne de la fonction marketing. A titre d’exemple, la dernière campagne de marque Citroën est née d’une intuition et d’un brief écrit lors d’une insomnie. Sans aucun élément chiffré qui poussait à revoir le projet, je me suis dit que nous faisions fausse route et qu’il fallait quelque chose de plus émotionnel », illustre Arnaud Belloni.

Mais au-delà de la méthodologie, ce sont surtout les enjeux des uns et des autres qui se retrouvent opposés frontalement. « Là où il peut y avoir des divergences avec l’agence, c’est en termes d’interprétation et de niveaux d’exigence sur les objectifs. La tentation pour une agence, surtout s’il y a des parts variables dans le contrat, c’est de vouloir minimiser les objectifs, alors qu’à l’inverse l’entreprise va avoir tendance à placer la barre très haute. Il faut un juste équilibre pour que les agences continuent à vivre sans que les entreprises soient surfacturées », tranche David Garbous.   

« Mission impossible »

Mais si les directeurs marketing multiplient les tests aujourd’hui pour se protéger, c’est parce qu’ils évoluent dans un univers beaucoup plus instable. La durée moyenne d’un directeur marketing en poste est tombée sous la barre des trois ans dans l’Hexagone. Une précarité plus importante qu’avant, qui les fragilise. « Il faut que les CEO donnent plus de temps à leur CMO. Trois ans de durée moyenne, ce n’est pas suffisant pour optimiser la performance d’une entreprise », juge Yannick Bolloré, PDG du groupe Havas. Rejoint par Matthieu Elkaïm, directeur de la création de BBDO Paris, pour qui ces temps de passage raccourcis ont un côté « mission impossible » pour le tandem agence-directeur marketing. Sans même aller jusqu’aux situations -rares mais avérées- dans lesquelles « l’agence possède l’historique et se retrouve quasiment à briefer le DM sur sa marque », comme témoigne un dirigeant sous couvert d’anonymat.

Les premiers intéressés, eux, ne disent pas le contraire. « La dictature de la rotation de poste est la première erreur faite par les marques », reconnaît Arnaud Belloni, directeur marketing et communication de Citroën. Bruno Tallent, président de McCann Group en France, tance pour sa part un phénomène « aberrant vu le temps nécessaire pour construire un plan marketing » mais aux allures de « tendance de fond ». « La durée moyenne du poste qui se raccourcit s’explique aussi par des enjeux de recherche de résultats immédiats », souligne Meryem Amri, de l’Union des annonceurs (UDA).

Car si la durée de vie du CMO se réduit, c’est aussi dû à la financiarisation de l’économie des grands groupes. Au sein des Codir des groupes, les directeurs financiers imposent leurs vues et leurs méthodes. Et les reporting trimestriels imposent des ROI ultra rapides : « Ces dernières années deux choses ont radicalement évolué pour les annonceurs à la fois la nécessité de mesurer en permanence les actions de communication et de marketing sous l’angle du ROI, mais aussi le fait que dans un moment de relative tension économique, la publicité est souvent identifiée uniquement comme une dépense », constate Lionel Sitz, professeur associé au sein de l’EM Lyon Business School.

 

Siège éjectable

Même si le porte drapeau de la marque dans l’entreprise résiste bien : « le directeur marketing est en train de réaffirmer la place centrale qu’il occupe dans l’entreprise », comme le signale Meryem Amri. Mais il dispose aussi de moyens limités. Et se trouve sur un siège éjectable dont le bouton sera déclenché à l’aune de ces résultats chiffrés jugés sur le court terme. Faut-il en conclure que les tests cristallisent les motifs de discorde ou qu’une nouvelle ère a durablement vu le jour, dans laquelle les relations entre agences et annonceurs sont à réinventer ? C’est vers cette dernière hypothèse que penche Olivier Sebag, CEO d’Isobar (Dentsu Aegis Network). « La métamorphose du métier de CMO renvoie à la métamorphose actuelle des agences. L’enjeu est d’arriver à être dans une logique de simplicité alors que les CMO font face à une complexité sans précédent. » Avec un bémol toutefois, celui d’une « approche court-termiste qui fait que la construction de la marque trinque à long terme ». Ce n’est pas Jacques Séguéla qui dira le contraire.

Des tests passés au révélateur
Devenus une norme en amont et en aval des opérations quand ce n’est pas aussi le cas en temps réel avec le digital, les tests « quali » et « quanti » sont partout. Une omniprésence qui a tendance à en agacer certains côté agences comme Matthieu Elkaïm, pour qui ceux-ci « rendent moins audacieux agences et annonceurs » en sus « du temps et des investissements gâchés ». « Il s’agit d’éléments nécessaires », évoque à l’inverse Meryem Amri. Tandis que David Garbous, directeur du marketing stratégique chez Fleury Michon parle plus prosaïquement de « bon sens ». « Plus la prise de décision peut se rapprocher de chiffres et de faits, mieux c’est », confirme Gautier Champenois, marketing manager healthcare chez Reckitt Benckiser. Un diktat que dénoncent les publicitaires. « Le problème des tests, c’est qu’ils entraînent mécaniquement une frilosité à lancer des campagnes décalées par peur de la réception qui en sera faite », regrette ainsi Yannick Bolloré. Le directeur de la création de BBDO Paris va plus loin : « Comment voulez-vous surprendre des gens en leur demandant leur avis ? ». Un schisme qui cache une réalité sujette à discussion. « Le problème des études marketing, c’est qu’elles sont en général très mal faites », témoigne un observateur privilégié, évoquant des tests produits inadaptés comme ces « tests de couche-culotte effectués sur des poupées » ou ces « dégustations de bières réalisées dans des conditions opposées à la consommation qui en sera faite dans la vie de tous les jours ».

 

Chiffres clés

3 ans. C'est la durée moyenne en poste pour les directeurs marketing français selon une étude menée il y a quelques années par l’Adetem et le cabinet Roland Berger. Une tendance qui aurait tendance à s’accentuer d’après les différents témoignages recueillis dans le cadre de cette enquête.

42 mois. C'est la durée moyenne en poste des CMO des 100 plus grands annonceurs américains, d'après une étude menée par Spencer Stuart. En deux ans, cette durée en fonction a reculé de six mois, pour s’établir à 42 mois en 2016.

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