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Accenture, Capgemini et McKinsey ont tous intégré des studios de design, ajoutant la création à leur mission de consulting. Face à cette nouvelle concurrence, les agences traditionnelles répondent par leur culture de la marque.

Frédéric Messian, le président de Lonsdale, une des principales agences de design françaises, le résumait très bien lors d’une interview à la lettre professionnelle Design fax en janvier dernier : « En dix ans, nos métiers ont connu des transformations comme jamais et nous avons dorénavant de nouveaux concurrents face à nous. En aval, des plateformes de production […] sur des problématiques de déclinaisons graphiques, et en amont des pure players du conseil qui investissent dans le design, comme Accenture avec Fjord ou Capgemini avec Backelite. » On pourrait ajouter Lunar, acquis par McKinsey en 2015, et d’autres acteurs comme Fabernovel, qui viennent chahuter les agences traditionnelles sur leurs métiers historiques d’identité de marque ou d’architecture commerciale.

Aujourd'hui, la transformation digitale des entreprises et l’ubérisation des métiers obligent les clients à réfléchir plus en amont sur leur modèle économique et à y intégrer le design thinking, cette démarche d’innovation fondée sur les usages et les parcours utilisateurs. Les cabinets de consulting positionnés sur l’amélioration des process répondent à ces problématiques en intégrant des designers aux côtés des ingénieurs et des financiers. Mathilde Lauriau-Tedeschi a participé à ce phénomène en dirigeant successivement Landor Paris, l'agence de design du groupe WPP, Kantar Added Value sur les études (également chez WPP) et depuis quelques mois, Fjord Paris, le bureau de design intégré d’Accenture Interactive. « On pratique à la fois le design thinking et le design doing, explique-t-elle. Nos profils sont très différents pour travailler sur la transformation digitale : designers UX, creative technologists, graphistes… J’avais envie d’apporter ce que j’avais appris sur la marque à l’enjeu de l’expérience client. »

En retour, les agences de design musclent leur expertise en conseil. « La concurrence des cabinets de consulting est un vrai sujet, qui anime les agences de design, témoigne Anne Henry, directrice du planning stratégique de CBA, filiale du groupe WPP. Les clients sont un peu perdus, ils ont du mal à identifier les différents types d’agences. Nous avons réagi en montant en compétence sur la partie stratégie et compréhension des business. » Exemple avec la création de l’identité de la banque Oddo BHF, fusion de deux établissements français et allemand : « Nous avons travaillé avec un sociologue sur les différences culturelles en termes de rapport à l’argent. Nous avons modélisé tous les “irritants”, les points de friction. Avant de passer à la matérialisation du logo, il fallait donner naissance à une fierté commune. Il y a cinq ans, une agence de design n’était pas la mieux armée sur ces sujets. »

Autre exemple : pour la marque employeur du constructeur Daher, CBA a travaillé sur la « unique value proposition », le point de différenciation par rapport à la concurrence. Des ateliers avec les managers ont permis de mettre en évidence la dimension humaine de l’entreprise et de développer l’attractivité auprès des jeunes diplômés. « Aujourd’hui, toutes nos compétitions passent par SGK, notre maison-mère spécialisée sur la performance de marque, souligne Delphine Dauge, directrice de Brandimage, qui travaille notamment pour Club Med et Air France-KLM. Nos créations sont pensées pour un déploiement dans le monde entier, dans une logique de performance sur tous les points de contact et vers tous les publics. Hier, on disait “Small is beautiful”. Aujourd’hui, “Big is beautiful”, pour accompagner des marques globales dans la concurrence mondiale. »

Les agences défendent leur expertise

C’est cet enjeu de taille qui a décidé WPP à regrouper plusieurs de ses réseaux de design sous une seule bannière, Superunion, en début d’année. « Il y avait une volonté de rationaliser des enseignes qui avaient une force de frappe limitée. Avec 750 personnes, dans 18 pays, on devient des acteurs sur qui compter », explique Céline Dérosier, directrice générale France de Superunion. Alors que la rumeur courait l’année dernière qu’Accenture pouvait ne faire qu’une bouchée de WPP, les agences défendent leur expertise. « Par rapport aux cabinets de consultants, nous avons une culture de la marque, poursuit-elle. À l’heure où les réseaux sociaux peuvent détruire une réputation, il est fondamental de penser la marque dans toutes ses dimensions : grand public, corporate, marque employeur... »

Cette notion de marque, par rapport à la logique organisationnelle des cabinets de conseil, est aussi ce que défend, chez Landor, Luc Speisser, son président Europe : « Un consultant va travailler sur l’amélioration mesurable des standards de l’entreprise, mais en quoi cela va-t-il créer de la différence et de la préférence client ? Celles-ci passent par le travail en amont sur les convictions de la marque, pas seulement par les produits et les services. » Pour lui, le design se distingue en cela de la communication : « Chez Landor, la marque n’est pas un élément au coeur de la communication mais un élément au coeur de l’entreprise. Chacun sait aujourd’hui que la marque a une valeur financière mais cette valeur ne s’exprime pas seulement à travers le discours, il faut des actes. » Ce que Walter Landor, le fondateur de l’agence, résumait par la formule : « Une marque est une promesse, une grande marque est une promesse tenue. »

Cerveau gauche et cerveau droit

« Quand on fait une identité, on communique sur la promesse mais, en point de vente, on la tient, reprend Luc Speisser. C’est une différence de posture fondamentale, par rapport à un cabinet mais aussi par rapport à une agence de communication. » Là où les consultants seraient rationnels, les designers apporteraient la part d’irrationnel qui crée la relation avec les consommateurs. « Les Accenture et Deloitte sont très forts sur la transformation des entreprises, l’impulsion au changement, mais ils ont une faible sensibilité à la marque, renchérit Anne Henry chez CBA. Or, on considère que la marque est un bien immatériel à incarner, on croit au rôle de l’intuition et de l’émotion. » « Les marques sont des systèmes culturels, nos stratégies mêlent le marketing et l’anthropologie », abonde Christophe Pradère, président-fondateur de BETC Design. « Les marques, c’est de la pop culture, elles ont besoin de création pour se différencier », insiste Grégori Vincens, son homologue de l’agence 4uatre.

Cerveau gauche et cerveau droit, les agences de design seraient à même de faire la synthèse entre les deux hémisphères. D’autant que manager des designers ne s’improvise pas. « Il ne suffit pas d’embaucher un designer pour avoir l’expertise du design, assure Philippe de Mareilhac, directeur général de Market Value, qui fait partie du groupe indépendant Team Créatif. Quand on travaille sur un concept de boutique, il y a au moins dix personnes autour de la table : architecte senior, architecte junior, architecte 3D, graphiste, spécialiste de l’éclairage… Les cabinets n’ont pas ces compétences. Le design thinking qu’ils semblent découvrir, on en fait depuis trente ans. »

De l’avis général, il faudra encore quelques années avant que la culture du design infuse dans les cabinets dédiés à la transformation digitale. « Le management de la création, c’est un métier, affirme Guilhem Effroy, directeur général design d’Extrême. On a vu beaucoup de clients intégrer un studio de création et en revenir, car il reste souvent exécutant alors que les créatifs ont besoin de renouvellement pour s’exprimer. Pouvoir absorber les pics et les creux d’activité, c’est aussi plus difficile quand on est intégré. » Bravade ou conviction ? Les patrons d’agences interrogés ne se disent « pas très inquiets » de l’arrivée du design dans les domaines d’expertise du conseil. Pour combien de temps ?

Une bonne dynamique

Si 2017 a été particulière, année électorale oblige, les agences interrogées témoignent d’une activité soutenue l'an dernier. Team Créatif a réalisé une croissance de 18 %, une performance pour un groupe de plus de 30 ans et 300 salariés. « On sent de l’énergie, l’envie d’investir, c’est peut-être l’effet Macron », souligne Céline Dérosier chez Superunion. Ajoutez à cela l’effet Paris 2024, comme le note Saguez & Partners, qui travaille sur des projets d’envergure en Seine-Saint-Denis en vue des Jeux olympiques.

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