La fusion d'Omnicom et Publicis devait être la transaction de la décennie dans l'univers de la publicité. Mais le pari était risqué, au point d'être presque perdu d'avance.

Article paru en décembre 2013 republié ce vendredi 9 mai à la suite de l'annonce de l'échec de la fusion Publicis - Omnicom.

 

Cinq mois après l'annonce de la fusion des groupes Omnicom et Publicis, où en sont donc les deux géants de la publicité? Cette «fusion entre égaux», devant donner naissance à Publicis Omnicom Group, nouveau leader du secteur avec un revenu 2012 combiné de 17,7 milliards d'euros et une capitalisation boursière cumulée de 26,5 milliards, est suspendue à l'aval des autorités de la concurrence de plusieurs pays. Les décisions de la Russie, de la Chine et de l'Union européenne notamment se faisant attendre, les deux groupes ont dû repousser la date de leur rapprochement à la fin du second trimestre 2014 au lieu du mois de mars initialement prévu.

En attendant, bien peu d'informations filtrent. A ce jour, seule initiative ébruitée: la réunion en octobre à Miami des principaux dirigeants des deux groupes. «Pour l'heure, tout le monde se regarde en chiens de faïence», lâche un patron d'agence de Publicis Groupe. «En fait, les trente mois de coprésidence de John Wren [CEO d'Omnicom] et Maurice Lévy [président du directoire de Publicis Groupe], ouvriront le temps des incertitudes et des rapports de forces

Et dans ce duel que prédisent nombre de managers des deux groupes - chacun défendant son champion -, la domination américaine n'est pas acquise selon l'Anglais Richard Pinder, président de The House Worldwide et ancien chief operating officer de Publicis Worldwide: «Les Américains ne devraient pas trop vite se faire des idées sur l'issue de cette fusion. Maurice Lévy ne laissera jamais le Publicis de Marcel Bleustein-Blanchet passer dans d'autres mains

Chaises musicales

Quoi qu'il en soit sur le papier, après la période de coprésidence, John Wren exercera seul, à 63 ans, les fonctions de directeur général (CEO). Maurice Lévy, qui aura alors 74 ans, sera Président du Conseil d'administration non-exécutif (chairman).

Le jeu des chaises musicales semble toutefois s'être accéléré ces dernières semaines, notamment chez Omnicom. Ainsi, John Swift, patron des Integrated Communications chez Omnicom Media Group (OMG), a été nommé CEO-president North America Investment, nouveau poste de contrôle des investissements médias du groupe, et Troy Ruhanen, chairman et CEO de BBDO Americas, est devenu executive vice president chargé de développer l'innovation et les synergies entre les agences du groupe.

De son côté, Publicis a notamment nommé Arthur Sadoun, président de Publicis France et directeur général de Publicis Worldwide, au poste de président du réseau publicitaire. Mais surtout, Maurice Lévy a imperturbablement poursuivi sa boulimique stratégie d'acquisitions, une douzaine à travers le monde depuis l'annonce de la fusion en juillet (Engauge Marketing, Poke, Beehive Communications, ETO, Walker Media...).

Pendant ce temps, les emplettes d'Omnicom se sont réduites à une poignée d'agences, conformément au credo maison, «Build, Not Buy». «Omnicom a toujours privilégié le dividende de l'actionnaire contrairement à Publicis qui a opté pour une stratégie d'acquisitions, commente Conor O'Shea, analyste chez Kepler Cheuvreux. Quand Omnicom aura la main sur la direction du nouveau groupe, cette politique de croissance organique sera-t-elle toujours de mise ? Maurice Lévy et John Wren ont sans doute chacun leur propre vision de cette transaction, elle est peut-être différente...»

L'entente est en revanche totale concernant la mise en œuvre du vaste plan d'économies de 500 millions de dollars (377 millions d'euros) devant être généré par les effets d'échelle et les synergies internes. «Une somme a minima, et largement à la portée des deux groupes, estime Jérôme Bodin, analyste chez Natixis. Sur le papier, c'est une bonne opération, créatrice de valeur avec une perspective de marges plus élevées.»

En dépit des coûts d'implémentation de cette fusion évalués à 400 millions de dollars, les économies attendues représenteront tout de même 15% de la base des résultats et environ 2,5% de la base des coûts cumulés des deux groupes.

Méga fusion, quels bénéfices?

Dans cette chasse aux coûts, «il n'y a aucune prévision concernant la fusion de marques d'agences entre elles», a précisé John Wren lors d'une réunion financière le 15 octobre. Ce que veut croire Christophe Cherblanc, analyste à la Société générale: «Les fusions de réseaux tant en création qu'en achat d'espaces restent peu probables. Il est en effet nécessaire de disposer d'une offre large, notamment pour régler les conflits de budgets. Les économies seront surtout réalisées au niveau du back office au sein des services généraux et centraux comme l'informatique, l'immobilier, la direction des achats, la production...»

Pour Henri-Christian Schroeder, président du cabinet conseil en fusions-acquisitions Schroeder & Associés, comme pour nombre d'observateurs, «il est clair que l'essentiel des efforts se fera chez Omnicom, où les gains de marge sont plus faciles à réaliser, et notamment au sein de sa division Diversified Agency Services (DAS) où sont regroupées une multitude d'entités.» Au total, plus de 190 sociétés et quelque 700 bureaux répartis dans 71 pays.

Or, en matière d'optimisation et d'intégration, Publicis Groupe bénéficie d'une expérience bien plus grande que son futur partenaire. «Les économies d'échelle générées par l'entité Ressources de Publicis, à savoir le back-office mutualisé dans chaque pays pour toutes les agences, assurent à elles seules 2% de marge d'exploitation supplémentaire pour le groupe qui a optimisé au maximum ce savoir-faire», explique Stéphane Amis, associé du cabinet APM Corporate Finance et ancien président de Digitas, filiale de Publicis Groupe.

Dans ce domaine au moins, la méthode Publicis devrait s'imposer, au risque de bousculer quelque peu l'autonomie qu'ont toujours jalousement préservée les différents réseaux d'Omnicom.

Mais au final, quels bénéfices tireront les clients de cette méga fusion ? « Aucun, prédit Stéphane Amis. Côté effet de taille, les deux groupes étaient déjà des géants, ils auront certes une plus grosse force de frappe pour investir, mais pour les clients cette opération apportera plus de problèmes que de bénéfices. » Quid par exemple de Pepsi, géré par Omnicom, et de Coca, client de Publicis Groupe ? Au sein des deux géants publicitaires, on se retranche derrière «la pratique déjà ancienne et éprouvée des "murs de Chine" entre les différents réseaux d'un même groupe».

«En France, en tout cas, ce nouveau groupe sera extrêmement puissant en détenant environ 50% du marché via ses différentes agences, ce qui n'est pas neutre, précise Vincent Leclabart, président d'Australie et de l'Association des agences conseils en communication. Mais cela peut aussi être une bonne chose. La pression financière qu'exercent ces grands groupes sur leurs agences pourrait en effet peser, lors des compétitions, en faveur de rémunérations plus élevées.»

Nouveaux géants

Autres acteurs en première ligne dans cette opération: les salariés. Sur ce point, les syndicats sont inquiets. «Il y a évidemment un risque de casse sociale. Des suppressions d'emplois sont à prévoir compte tenu déjà des doublons de postes dans les services généraux, dans les agences médias et dans la production», lance Romain Altmann, secrétaire général adjoint d'Info'Com CGT.

Les deux patrons du futur nouvel ensemble préfèrent, eux, insister sur les opportunités internes offertes par cette fusion. «Ce nouveau groupe est la réponse à notre volonté commune d'attirer les meilleurs talents», assurait John Wren le jour de l'annonce de la fusion.

Cette dernière, selon Maurice Lévy, répond à un enjeu vital pour le secteur de la publicité: «Le paysage de la communication et du marketing a connu un bouleversement profond ces dernières années, avec le développement exponentiel de nouveaux géants dans le domaine des médias et en particulier d'Internet, l'explosion des “Big Data” (...) nous avons conçu cette fusion pour (constituer) l'offre la plus complète (...) à la croisée de l'intelligence stratégique, de la créativité, de la science et de la technologie

Dans ce paysage en mutation, les groupes de communication trouvent désormais face à eux de nouveaux concurrents: les Google, Facebook et autres les court-circuitent de plus en plus auprès de leurs clients. Mais ils vont devoir aussi - et surtout - batailler avec les éditeurs de logiciels (SAP, Oracle, IBM, Salesforce.com, Adobe), financièrement bien plus puissants et qui tendent à investir et refaçonner l'écosystème publicitaire en prenant la main notamment sur la gestion des flux du marché de l'achat d'espaces qui représentent entre un tiers et 40% du cash-flow disponible des groupes publicitaires.

«Afin d'éviter d'être ainsi marginalisés à des fonctions purement créatives aux marges moins importantes, Publicis et Omnicom veulent atteindre une taille suffisante pour investir dans ce domaine, analyse Jérôme Bodin de Natixis. Les agences chercheraient ainsi à développer leur propre environnement technologique pour le compte de leurs clients et à empiéter progressivement sur le marché des éditeurs de logiciels marketing et des sociétés de conseil. Mais cela prendra du temps et nécessitera des investissements importants.»

Le pari ambitieux est donc loin d'être gagné. En attendant, l'autre enjeu pour ne pas dire l'enjeu originel de cette fusion - la question actionnariale - est en bonne voie. «Le fait d'avoir obtenu la parité avec Omnicom est un joli coup pour Maurice Lévy qui récolte ainsi la prime de sa stratégie», constate Stéphane Amis. Une belle opération donc pour les actionnaires de Publicis (Elisabeth Badinter détiendra 4 à 5% du nouvel ensemble, certains prédisant sa sortie d'ici cinq ans) mais aussi pour le top management. A commencer par Maurice Lévy qui par la même occasion régle ainsi l'épineuse question de sa succession. Et vogue le navire...

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