Laurence Bonicalzi Bridier, administratrice de l’IAB France, et présidente de M Publicité-RégieObs, défend une publicité responsable pour l’utilisateur et les annonceurs.

Où en est la transformation numérique de la publicité, et plus particulièrement de l’achat-vente des espaces publicitaires?

Laurence Bonicalzi-Bridier. La publicité digitale se restructure en suivant deux objectifs : l’automatisation et la plateformisation. Par exemple, Mediabook, une initiative de plusieurs médias français dont Le Monde, vise à automatiser la vente et l’achat à travers tous les supports: du print à l’environnement applicatif. En parallèle, nous sommes désormais à l’ère de l’audience planning. Si de nombreux acteurs du marché ont atteint une grande maturité, des disparités se ressentent encore. D’après une étude d’Exchange Wire sur le marché européen, 56% des marques annonceurs sont  équipées en DMP et ce sont les éditeurs et les trading desks (76%) qui ont appréhendé la data le plus rapidement. Grâce aux initiatives des éditeurs, l’audience n’a jamais eu une place aussi importante au sein des dispositifs digitaux. Plus de 20% des campagnes display sont désormais ciblées. Le prochain challenge est le déploiement du cross-device.

La publicité sur internet est-elle par nature plus intrusive?

L B.-B. Elle a tout pour être immersive, c’est-à-dire s’inscrire parfaitement dans l’expérience utilisateur. De plus, avec le passage à l’audience planning, les campagnes digitales correspondent aux centres d’intérêt des diginautes et ont donc de fortes chances de les intéresser. Malheureusement, dans certains cas, la publicité est devenue intrusive. Ceci est lié à la possibilité de tout mesurer sur le digital et aux exigences accrues des annonceurs et de leurs agences. Nous assistons, depuis plusieurs années, à une course effrénée à la visibilité et à la mémorisation. Certains formats s’en retrouvent agrandis et en trop grande quantité sur une page, ils bloquent l’écran pendant trop longtemps. Avec pour conséquence directe un taux croissant d’installation de bloqueurs de publicité. Les éditeurs ont aussi leur part de responsabilité. La multiplication des sous-régies leur a fait perdre le contrôle et la vision holistique de l’inventaire. Outre le nombre et le poids de certains formats, l’enchaînement des appels adserver–SSP–DSP ralentit le chargement de la page. Les membres de l’IAB s’efforcent de penser ensemble l’expérience publicitaire en même temps que l’expérience media globale pour que l’une s’inscrive parfaitement dans l’autre, sans intrusion. L’ensemble des groupes de travail est construit autour de cet objectif.

Censé rendre plus fluide la transaction, le programmatique semble rendre l’approche plus complexe pour certains. Comment estomper ce sentiment?

L B.-B. L’automatisation est là pour aider l’humain, pas pour lui complexifier la tâche. Pour appréhender le sujet avec succès, il faut d’abord se réorganiser, trouver les bonnes personnes pour prendre en charge le projet. Ce point passe par le recrutement et/ou la formation de l’équipe qui pilotera le programmatique. Ensuite, il est crucial de réfléchir aux bons choix technologiques, adaptés à l’activité et aux volumes d’achat/vente de chaque acteur. N’oublions pas que l’outil doit pouvoir se connecter à l’ensemble de l’écosystème digital : d’autres SSP ou DSP pour avoir accès à plusieurs places de marché, mais aussi DMP ou différentes mesures d’efficacité (visibilité, couverture sur cible). Les entreprises ne devraient pas hésiter à tester plusieurs technologies, voire à se faire accompagner par des experts externes avant d’en adopter une. Enfin, quelle que soit la place de l’acteur dans la chaîne publicitaire, il doit non seulement exiger la transparence de ses partenaires, mais aussi la garantir à ses clients. C’est la condition sine qua non de la maîtrise des inventaires vendus ou achetés. La transparence porte sur les emplacements, les formats, les cibles, les données utilisées (provenance, traitement, récence)…

La transparence mais aussi la visibilité sont des leitmotivs chez les utilisateurs du programmatique. Est-ce que les deux progressent?

L B.-B. Oui, la transparence et la visibilité font couler beaucoup d’encre. L’IAB encourage tous les acteurs du marché à les inscrire durablement dans leur stratégie. L’enjeu de la transparence est double : d’un côté, il faut la garantir à l’internaute. Celui-ci doit être en mesure d’identifier le contenu publicitaire de façon claire, être au courant que ses données de navigation sont collectées, connaître les méthodes et objectifs de la collecte. De l’autre côté, la transparence doit être totale entre les différentes parties : annonceur, agence ou trading desk, éditeurs, technologies qui interviennent tout au long du processus. La transparence commence au brief de l’annonceur et au moment de la réflexion sur la cible de la campagne. Elle se poursuit avec le dispositif choisi, le cadre de la diffusion et apporte de la clarté aux résultats de chaque campagne, lors du bilan. En ce qui concerne la visibilité, aujourd’hui, nous savons la mesurer et avons des pistes pour l’optimiser. Les éditeurs y réfléchissent au moment même des refontes de leurs sites et applications : c’est le cas du Monde, qui a entrepris le projet de refonte mobile first de son site et qui souhaite garantir une expérience publicitaire intégrée, visible, mais non-intrusive. C’est pour cela que Le Monde inscrit sa démarche dans l’open innovation, avec des tests utilisateurs fréquents qui sont menés depuis le lancement du projet. Pour répondre à ces deux exigences, les private deals programmatiques, qui garantissent le cadre, voire le volume de diffusion, la brand safety, et qui permettent souvent de cibler en utilisant la data de l’éditeur ou de l’annonceur, sont actuellement le meilleur moyen.

A l’IAB, vous prônez l’instauration de bonnes pratiques sur le marché. Sont-elles mises en œuvre ?

L B.-B. La mission de l’IAB est triple : structurer le marché de la communication sur internet, favoriser son usage et optimiser son efficacité. Tout ceci passe en effet par l’instauration de bonnes pratiques. Ces dernières protègent les diginautes, mais aussi les intérêts des acteurs de la chaîne. Les actions de l’IAB englobent l’ensemble des problématiques publicitaires : data, programmatique, mobile, vidéo, indicateurs d’efficacité, adblock… jusqu’aux objets connectés.Quant à la mise en œuvre des recommandations, plusieurs chantiers de l’IAB ont vraiment changé la donne : tout d’abord, le chantier e-privacy. Nous avons réussi non seulement à ériger et faire signer une charte paneuropéenne OBA (Online Behavioural Advertising), mais aussi à développer une plateforme opt-out commune à tous les acteurs de la publicité ciblée. En ce moment, l’IAB représente les intérêts de l’interprofession lors des discussions législatives à trois niveaux : transatlantique, européen et français. Nous travaillons également sur une labellisation des entreprises qui respectent les codes de bonne conduite. Autre exemple de succès : les formats  publicitaires. Les travaux menés il y a quelques années ont établi des standards du marché. Ce n’est pas par hasard si nous appelons « formats IAB » les formats classiques. D’ailleurs, une mise à jour de la bibliothèque des standards est en cours et un nouveau chantier y est dédié.

Justement, l'IAB aux USA vient d’ouvrir une consultation pour établir de nouvelles normes pour des formats publicitaires adaptés aux différents écrans. Quels en sont les objectifs?

L B.-B. Il s’agit d’innover, de permettre de nouveaux choix créatifs. Ces nouvelles normes visent d’obtenir à la fois plus d’impact aux marques et plus de respect aux utilisateurs et à leurs usages. Avec la montée en puissance de la mobilité et de la consommation vidéos, nous sommes loin des « Rising Stars Rich Media » d’il y a quelques années. La publicité en flash a disparu au nom d’html5, l’usage a évolué et l’heure n’est plus aux formats surgissant qui forcent la monopolisation de l’attention des internautes. Aujourd’hui, nous devons penser à l’expérience media et à travers tous les écrans. D’où l’intérêt de réfléchir à la fois aux standards cross-device et aux formats spécifiques qui  s’inscrivent dans la consultation media sur chaque terminal.

Avec la montée du mobile et de la vidéo, de nombreux éditeurs et régies dénoncent une accentuation de la domination de Google et Facebook. Partagez-vous ce constat et peut-on encore l’endiguer?

L B.-B. En effet, Google et Facebook ont un énorme reach et une audience qualifiée, mais n’oublions pas qu’ils ne produisent pas de contenus. Afin d’engager et de retenir les audiences, des collaborations qui leur offrent du contenu de qualité s’avèrent nécessaires. D’où l’émergence des plateformes de distribution, comme Instant Articles, Google AMP, Apple News, ou Snapchat Discover. Ces canaux sont un challenge pour les éditeurs comme pour les régies. Il est difficile d’y être présent et de garder une maîtrise de l’audience (retention) et de la monétisation : non armés, les médias risquent de s’en retrouver doublement perdants.Toutefois, ne pas être de la partie présente aussi un risque non-négligeable : celui de se séparer des audiences qui s’informent de plus en plus via les réseaux sociaux. Les éditeurs doivent toujours « être dans le coup ». Mais pas à tout prix ! Des discussions avec les acteurs comme Facebook ou Google sont indispensables. Je suis convaincue qu’ils ont aussi à apprendre du marché français, auquel il faudrait qu’ils s’adaptent. Un travail collaboratif sera donc bénéfique pour tous.

Des éditeurs, à l'instar de Prisma Presse, appellent à une alliance dans la data entre opérateurs pour pouvoir concurrencer les GAFA. Est-ce la solution ?

L B.-B. En s’alliant, les éditeurs peuvent atteindre la taille critique nécessaire pour contrer les GAFA. Ceci est également possible en procédant à de nouvelles acquisitions, de nouveaux regroupements : nous avons vu de nombreux mouvements de ce genre depuis quelques années. Aujourd’hui, nous parlons des alliances data, mais les offres couplées n’ont rien de nouveau. Les places de marché privées opérées en programmatique sont la particularité du marché français depuis la création, en 2012, d’Audience Square (ASQ) et de La Place Media. Depuis 2015, nous passons du protocole open RTB aux guaranteed deals, avec la création de Mediabook. Quant aux agrégations de données, l’objectif est quantitatif et qualitatif : atteindre une grande puissance de base de données et enrichir sa propre data avec de nouvelles sources et types d’informations sur chaque profil. En revanche, ces alliances ne sont pas évidentes à mettre en place. Elles nécessitent un stack technologique commun qui permet de collecter ou agréger, puis de segmenter et d’activer les données.

L’explosion de l’internet mobile, qui s'accompagne d'une  multiplication des acteurs et intermédiaires, ne complexifie-t-elle pas de nouveau un marché qui s’était un peu rationalisé ?

L B.-B. L’évolution des usages s’accompagne toujours d’une apparition de nombreux acteurs. La publicité vit au rythme de la consommation media. Le mobile suit, en accéléré, la courbe d’expérience de l’internet fixe : historiquement, le marché mobile s’est structuré autour des ad networks, car le reach de chaque éditeur à part n’était pas suffisant pour la diffusion d’une campagne. Aujourd’hui, malgré la montée en puissance des audiences et du trafic mobiles, cette organisation subsiste, notamment à cause de l’inventaire applicatif. Rares sont les éditeurs qui ont une notoriété et une puissance suffisantes pour exister à part.En le regardant de plus près, le panorama du marché mobile n’est pas plus compliqué que celui du fixe : les acteurs d’adserving, de ciblage, d’achat-vente programmatique, de vidéo ou d’efficacité publicitaire (visibilité, fraude, brand safety…) s’y bousculent. Ceux qui sont les plus solides, mais aussi les plus agiles, sauront tirer leur épingle du jeu et s’adapter, voire se diversifier dans les mois et années à venir. D’autres disparaitront, dans un perpétuel mercato du « test and learn ». 

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