L’intelligence artificielle générative fait doucement son entrée dans le paysage de la production vidéo. Entre promesses de créativité décuplée, de productivité accrue et interrogations sur la qualité et la valeur ajoutée réelle pour les marques, les sociétés de production se préparent à cette mutation. Un article également disponible en version audio.

Écoutez cet article :

L’intelligence artificielle générative trace, petit à petit, son chemin dans le monde de la production vidéo, promettant de révolutionner le processus de création et de diffusion des contenus. Comment les sociétés de production se préparent-elles à cette révolution ? Comment travaillent-elles déjà avec l’IA ? Et quelle plus-value font-elles valoir auprès de leurs clients ? Alors que les outils et les applications se développent rapidement, les sociétés de production s’interrogent sur les implications de cette technologie pour leur métier et leurs clients.

Selon Gilles Guerraz, réalisateur indépendant et rédacteur de la newsletter spécialisée Generative, dans la production vidéo, « l’IA générative en est à ses tout débuts ». Les avantages sont nombreux : cette technologie permet de « créer, explorer des pistes » et « repousser les limites de la création ». Même constat de rupture pour Jonathan Gilbert, fondateur du studio de production spécialisé en IA, Detroit Talents : les nouveaux outils élargissent de façon exponentielle le potentiel créatif. Selon lui, l’IA générative « permet de créer sans limites, de façon quasi instantanée et à un coût très compétitif ». Mais, remarque-t-il, il est encore abusif de parler de production vidéo via l’IA générative : il s’agit plus d’animations d’images, de mouvements de caméra, de changements de lumière…

La production intégrée aux avant-postes

Grâce à leurs importants moyens financiers et humains, les sociétés de production intégrées aux grandes agences sont évidemment aux premières loges pour explorer le potentiel de l’IA générative vidéo. Pour Christopher Thiery, coprésident de Prodigious (Publicis Groupe) et président de l’AACC Production, l’arrivée de l’IA générative dans la production permet de faire émerger une « nouvelle vague créative ». « L’IA générative est un amplificateur créatif. Cela rend possible ce qui ne l’était pas ou ce qui était trop cher », insiste-t-il.

Même constat de rupture chez Prose on Pixels (groupe Havas). Son CEO, Xavier Blairon, constate que l’IA permet évidemment de « réaliser des choses que l’on pensait irréalisables auparavant ». Et l’IA permet aussi d’adapter quasi instantanément les créations publicitaires aux différents formats de la télévision, du digital ou des réseaux sociaux. « Aujourd’hui, l’un des enjeux clés des marques est la personnalisation de masse de leurs contenus, explique Xavier Blairon. Dans ce domaine, l’IA rebat totalement les cartes. »

« L’IA est un outil à disposition de nos collaborateurs pour enrichir les créations et les productions, pour permettre de développer des contenus plus pertinents sur les différents marchés que l’on adresse, pour renforcer la personnalisation des expériences », renchérit Jérôme Houdry, directeur général de 87seconds (Datawords). « Nos équipes ont par ailleurs déjà intégré des outils d’IA plus classiques pour améliorer la productivité de tâches, dans un contexte où il faut produire toujours plus de contenus, pour plus de plateformes, dans des budgets qui ne sont pas extensifs », poursuit-il. Selon lui, « l’intérêt est de pouvoir concentrer l’énergie sur ce qui génère de la valeur pour nos clients finaux : le craft et la créativité. »

L’IA est aussi un accélérateur du processus de production. « Le désir d’agilité des annonceurs est accéléré par ces nouveaux outils dopés à l’IA, constate Romain Vannier, fondateur de Kazam! (Biggie Group). La tendance, c’est : "Je veux des films moins chers que je peux déployer plus rapidement dans plus de pays". » Chez Kazam!, l’IA générative est utilisée « à peu près à toutes les étapes de production, le travail créatif restant assez classique ».

Les indépendants prudents

Les producteurs indépendants historiques, comme La Pac, sont, eux, beaucoup plus prudents face à l’émergence de l’IA générative. Pour Jérôme Denis, son fondateur et président, celle-ci n’est qu’un outil supplémentaire dans l’évolution technologique que la production vidéo a connu ces 30 dernières années. Si certaines étapes de la création peuvent être facilitées et accélérées par l’IA - « au stade de la conception, cela permet de passer plus facilement du mot à l’image » -, le processus global reste encore entre les mains des « artisans » de la production.

Xavier Prieur, délégué du collège des producteurs de films publicitaires de l’UPC [Union des producteurs de cinéma], met, lui, en garde contre les risques que peuvent poser ces technologies pour les producteurs indépendants. « L’IA va évidemment faciliter notre travail, mais nous devons rester vigilants en ce qui concerne la protection de notre droit d’auteur », relativise-t-il. « Nous nous devons d’alerter les marques et les agences sur les risques liés à la contrefaçon, avertit-il. Les marques peuvent avoir l’impression que tout ce qui est réalisé avec une IA est créé par une intelligence "artificielle" mais, en réalité, cela pille les créations humaines. »

Les annonceurs voient dans l’IA générative un accélérateur de productivité et une opportunité de réduire les coûts de production. Pour Christopher Thiery, de Prodigious, l’IA permet de répondre à des besoins de personnalisation de masse des contenus publicitaires, ouvrant de nouvelles perspectives en termes de créativité. Les clients d’agences comme Ogilvy France commencent à s’intéresser à ces nouvelles technologies, bien que les possibilités offertes par l’IA restent encore à explorer pleinement.

Sora, la révolution ?

L’arrivée prochaine de nouveaux outils d’IA générative pour la vidéo, tels que Sora, promet de révolutionner la production vidéo en offrant des possibilités créatives sans précédent. Les extraits vidéo diffusés récemment par la société OpenAI ont « bluffé » plus d’un producteur. Mais la plupart d’entre eux se montrent prudents. « C’est assez troublant, on se demande vraiment où est la frontière entre la fiction et la réalité », avoue Christopher Thiery, de Prodigious. « C’est une très belle vidéo, assez bluffante, mais quelles sont les possibilités réelles ? », s’interroge pour sa part Aurélie Appert, directrice de la production chez Ogilvy France.

Avec l’IA, « il y a une espèce de course à qui sera le plus tendance, note Jérôme Denis, de La Pac. Nous, producteurs, sommes plus dans le temps long que les agences. Aujourd’hui, le commerce de l’idée va beaucoup plus vite que la production. » Jonathan Gilbert, de Detroit Talents, est encore plus réservé. « Je me méfie énormément des surpromesses d’Open AI, Topaz ou Runway, qui répondent avant tout à des problématiques de communication liées à leurs enjeux de levées de fonds », souligne-t-il.

Des réserves

Plus largement, si l’IA générative ouvre de nouvelles perspectives, elle soulève interrogations et craintes. Aurélie Appert, chez Ogilvy France, s’inquiète de la qualité des contenus produits avec l’IA et de la nécessité de « l’humain pour orienter par son prompt ». Les producteurs publicitaires font aussi part de réserves quant à l’utilisation de l’IA générative. Celle-ci ne donne son plein potentiel que bien pilotée par un humain… « Pour l’instant, les outils d’IA générative pour la vidéo ne sont pas encore aboutis et l’état de l’art est encore insatisfaisant : les résultats obtenus ne sont pas encore acceptables pour une utilisation professionnelle », observe Gilles Guerraz. Un constat partagé par Jonathan Gilbert, pour qui il reste encore des obstacles à surmonter pour atteindre les standards de qualité attendus pour la publicité TV.

D’autant que, selon lui, l’IA générative souffre encore d’une maladie infantile : « elle ne sait pas répondre à un brief précis. » « Les outils actuels sont incapables de tenir une histoire dans la durée », abonde Xavier Blairon pour qui « l’IA ne remplacera jamais l’expertise humaine ». « Aujourd’hui, l’IA n’a pas cette capacité narrative que nous recherchons, renchérit Franck Annese, fondateur de Sofilms (groupe So Press). Dès que l’on veut aller au fond, c’est plus compliqué, cela demande une intelligence qui n’est plus artificielle. »

L’émergence de l’IA générative va sans doute aussi obliger tous les acteurs à se repositionner. « Avant, en production, il y avait une ou deux façons de faire. Aujourd’hui, avec l’IA, il y a X façons de faire. Cela positionne la production comme un vrai métier de conseil », estime Xavier Blairon, de Prose on Pixels. « L’IA permet à la production d’avoir une position d’expert et de la remettre sur le devant de la scène », se réjouit Christopher Thiery. Le président de l’AACC Production entend bien profiter de ce bouleversement pour « réaffirmer le rôle de conseil » des productions intégrées.